Chapitre 2

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Le lendemain, pendant que Camille prépare le café et que je sers les céréales, je lui dis ce que j'ai ressassé toute la nuit : 

Pour ton information, sache que papa et Luna vont être super tristes. 

Tout à l'heure, quand on était dans la salle de bain, j'ai failli tout déballer devant Luna, mais elle m'en voulait encore pour hier, alors je n'ai rien dit. Elle ne m'a même pas remerciée pour les biscuits. Pourtant, je sais pertinemment qu'elle les a mangés : il ne reste plus que des miettes dans l'assiette. 

Camille pousse un profond soupir. 

Donc je suis obligée de rester avec Sacha à cause de toi, de papa et de Luna ? 

Non, non. Je t'informe, c'est tout.

 — De toute façon, il n'allait pas être souvent chez nous, pendant mon absence. 

Je fronce les sourcils. Je n'ai jamais pensé que Sacha arrêterait de passer. Il venait tout le temps avant qu'ils soient ensemble. Pourquoi aurait-il cessé de le faire ? 

Tu n'en sais rien, je rétorque. Il adore Luna.

Camille met la cafetière en marche. Je la regarde faire avec attention. C'est toujours elle qui s'occupe du café, je ne m'y suis jamais collée. Maintenant qu'elle part (dans exactement six jours),j'ai intérêt à savoir comment m'y prendre. 

Je ne vais peut-être pas leur dire, murmure Camille. 

Euh, je crois qu'ils vont s'en douter s'il ne vient pas à l'aéroport, Camcam. 

Camcam, c'est le diminutif de Camille. 

Tu as mis combien de tasses d'eau ? je demande. Et combien de cuillères de café ? 

Je vais tout écrire dans le carnet, me rassure-t-elle. 

On a un bloc-notes ménager à côté du frigo. Une idée de Camille, bien sûr. Il contient les adresses utiles, l'emploi du temps de papa et les heures de covoiturage de Luna. 

N'oublie pas de noter le numéro du nouveau pressing. 

C'est déjà fait. (Camille coupe une banane pour ses céréales. Chaque tranche est parfaitement calibrée.) De toute manière, je n'aurais pas voulu que Sacha m'accompagne à l'aéroport. Tu sais très bien que je déteste les adieux. 

Camille fait une grimace. « Oh non, beurk ! Des émotions ! », semble-t-elle dire. 

Oui, je sais.

Quand Camille à décidé d'aller à la fac en Écosse, je me suis sentie trahie. Pourtant, je savais que ça arriverait. Bien sûr qu'elle allait choisir une université loin de la maison ! Bien sûr qu'elle partirait étudier l'anthropologie en Écosse ! De la part de Camille, qui collectionne les cartes, les livres de voyage et les plans, ce n'est pas bien étonnant. Bien sûr qu'elle allait nous quitter un jour ! 

Je lui en veux un peu. Un tout petit peu. Ce n'est pas sa faute, mais quand même ! L'Écosse, c'est loin. Et les filles Silva ? Que vont-elles devenir, sans elle ? Camille est l'aînée, moi je viens ensuite, et en dernier, il y a Luna. D'après son certificat de naissance, elle s'appelle« Luna-Lou », mais pour nous, c'est Luna. Voire Loulou, surnom que je lui ai donné à sa naissance.

 On est les trois filles Silva. Avant, avec ma mère, on était quatre. Manon Silva. Manon pour mon père, maman pour nous, Manon pour tous les autres. Silva, c'est– enfin c'était – son nom à elle. Notre vrai nom de famille, c'est Lescaut, mais on se considère comme des Silva parce que ma mère disait : « Je serai toujours une fille Silva. » Camille a décidé de perpétuer la tradition. Non seulement notre mère nous a donné à toutes son nom de famille comme deuxième prénom, maison ressemble beaucoup plus à des Silva qu'à des Lescaut : on a l'air nettement plus portugaise que française. Camille et moi, en tout cas. Luna tient plus de papa : elle a les cheveux châtains comme lui. Les gens disent que j'ai tout pris de ma mère. Personnellement, je trouve que c'est Camille qui lui ressemble le plus, avec ses pommettes hautes et ses yeux sombres. Ça fait déjà six ans qu'elle est morte. Parfois, j'ai l'impression de l'avoir vue la veille, tandis qu'à d'autres moments je me demande si je ne l'ai pas rêvée. 

Ce jour-là, elle avait nettoyé le sol. La maison brillait et sentait bon le propre et le citron. Le téléphone a sonné dans la cuisine. Maman a couru décrocher et elle a glissé. Elle s'est cogné la tête parterre et a perdu connaissance. Ensuite, elle s'est réveillée comme si de rien n'était. Ils appellent ça un « intervalle lucide ». Peu après, elle nous a dit qu'elle avait mal à la tête, elle s'est allongée sur le canapé et ne s'est jamais relevée. 

C'est Camille qui l'a trouvée. Elle avait douze ans. Elle s'est occupée de tout : elle a appelé les urgences, elle a téléphoné à papa et m'a demandé de surveiller Luna, qui n'avait que trois ans. J'ai allumé la télé dans la salle de jeux et je suis restée avec elle. C'est tout ce que j'ai fait. Je ne sais pas comment je me serais débrouillée sans Camille. Elle n'a que deux ans de plus que moi, mais c'est la personne que je respecte le plus au monde. 

Chaque fois qu'un adulte apprend que mon père élève seul trois enfants, il est béat d'admiration :« Mais comment fait-il ? Mais comment s'en sort-il tout seul ? » La réponse, c'est Camille. Elle a pris notre vie en main dès le début. Elle a tout étiqueté, planifié et rangé avec soin. 

Camille est très sage. Luna et moi, on suit son exemple : je ne me suis jamais soûlée, je n'ai jamais fumé ni même eu de petit copain. On n'arrête pas de charrier papa avec ça. On lui dit qu'il a de la chance d'avoir des filles si sérieuses. Mais en fait, c'est nous qui avons de la chance. C'est un bon père. Et il fait son possible. Il ne nous comprend pas toujours, mais il essaie, et c'est tout ce qui compte. Entre filles Silva, on a passé un pacte tacite : faciliter au maximum la vie de papa. Il n'est peut-être pas si tacite que ça, d'ailleurs. Combien de fois ai-je entendu Camille dire : « Chut, faites moins de bruit. Papa fait une sieste avant de retourner à l'hôpital » ou « N'embête pas papa avec ça. Débrouille-toi toute seule » ? 

Un jour, j'ai demandé à Camille si parfois elle imaginait comment serait notre vie avec maman. Si elle pensait qu'on passerait plus de temps avec notre famille portugaise, par exemple (on ne les voit que pour Thanksgiving et le Nouvel An). Ou si... 

Mais Camille ne veut pas y réfléchir. Pour elle, notre vie est ce qu'elle est. Inutile de poser une question à laquelle personne ne peut répondre. J'essaie d'adopter son point de vue. Sincèrement. Mais rien à faire, je pense toujours à ce que je rate en prenant un chemin plutôt qu'un autre. 

Papa et Luna descendent en même temps. Camille sert un café noir à papa pendant que je verse du lait dans le bol de céréales de Luna. Je le pousse devant son nez, mais elle tourne la tête et va se chercher un yaourt dans le frigo. Ensuite, elle l'apporte au salon et mange devant la télé. Elle m'en veut encore. 

Je vais aller au supermarché, aujourd'hui, dit papa. Faites une liste de ce qu'il vous faut, les filles. (Il prend une grande gorgée de café.) J'ai envie d'acheter des steaks pour faire un barbecue. J'en prends un pour Sacha ? 

Je regarde Camille. Elle ouvre la bouche, mais la referme aussitôt. 

Non, papa, finit-elle par dire. Prends-en juste quatre. 

Je lui décoche un regard réprobateur, mais elle m'ignore. Je n'avais encore jamais vu Camille se défiler. Apparemment, en matière de cœur, les gens sont totalement imprévisibles.

A tous les garçons que j'ai aimés ( reprise )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant