Chapitre 17

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Si je pouvais me faufiler dans un trou, m'y recroqueviller et y vivre jusqu'à la fin de mes jours, je le ferais. Pourquoi ai-je parlé de ce baiser ?Pourquoi ? 

Je me souviens encore de cette journée, chez Benjamin. On était au sous-sol. Ça sentait la moisissure et la lessive. Je portais un short blanc et un dos nu bleu et blanc brodé que j'avais piqué à Camille. C'était la première fois que je portais un soutien-gorge sans bretelle. Chloé m'avait prêté le sien et je passais mon temps à le rajuster. Je ne me sentais pas du tout à l'aise.

C'était une de nos premières soirées de week-end « garçons-filles ». C'était bizarre. Ça faisait un peu forcé. Ce n'était pas naturel, comme lorsqu'on débarquait chez Allie après les cours, et que les garçons traînaient avec son frère jumeau. Ni comme à l'arcade de jeux du centre commercial, où le groupe des filles traînait pour retrouver les garçons. Tout avait été planifié : il avait fallu qu'on nous dépose, je portais un soutien-gorge spécialement pour l'occasion, c'était samedi soir, il n'y avait aucun parent et on était seuls dans le sous-sol de Benji. Son grand frère était censé nous surveiller, mais Benji lui avait donné dix dollars pour qu'il reste dans sa chambre. 

Il ne s'est rien passé de spécial. Personne n'a lancé d'« action ou vérité » ou le jeu de la bouteille. Pourtant, les filles s'y étaient préparées à grand renfort de chewing-gum et de gloss, mais c'était le calme plat. Les garçons ont enchaîné les parties de jeux vidéo et les filles les ont regardés en tripotant leurs téléphones et en chuchotant. Ensuite, les parents sont passés nous chercher. Après toute cette excitation, toute cette préparation, c'était une vraie déception. J'étais effondrée. Je n'avais de vue sur personne, mais j'adorais les histoires d'amour, les drames... et j'espérais qu'une des filles aurait une aventure. 

Finalement, mes vœux ont été exaucés. J'ai eu une mini-aventure. J'étais toute seule à l'étage, avec Sidjil. On était assis sur le canapé en attendant qu'on vienne nous chercher. J'écrivais un SMS à mon père (t'es oùùùùùù ?) et Sid jouait avec son téléphone.

Et là, de but en blanc, il m'a dit :

Tes cheveux sentent la noix de coco.

On n'était pourtant pas assis tout près.

Sérieux ? Tu le sens d'ici ? ai-je demandé.

Il s'est rapproché d'un coup, il a reniflé mes cheveux et a renchéri :

Ouais. Ça me rappelle Hawaï, ou un truc du genre.

Merci, ai-je répondu. (Je n'étais pas sûre que ce soit un compliment, mais je me suis dit que ça méritait un remerciement.) C'est un essai. J'alterne entre ce baume à la noix de coco et le shampoing de bébé de ma sœur pour savoir ce qui rend mes cheveux plus doux...

Et là, Sidjil Mahiddine  s'est penché et m'a embrassée. J'étais stupéfaite. Je n'avais aucun sentiment pour lui, avant ce baiser. Il était trop mignon, trop lisse. Ce n'était pas du tout mon type de garçon. Mais ensuite, il m'a obsédé pendant des mois.

Et si Sidjil n'était qu'un début ? Et si... et si quelqu'un avait envoyé mes autres lettres ? Benjamin. Kenny, de la colonie de vacances. Lucas. Sacha.

Oh mon dieu, Sacha.

Je me lève illico. Il faut que je retrouve cette boîte à chapeaux. Il faut que je remette la main sur ces lettres.

Je retourne sur la piste de course, mais Chloé a disparu. J'imagine qu'elle fume derrière le gymnase. Je vais voir M. White. Il est assis sur les gradins, tripotant son téléphone.

Je n'arrête pas de vomir, lui dis-je en geignant, pliée en deux. Est-ce que je peux aller à l'infirmerie, s'il vous plaît ?

Il lève à peine les yeux de son écran.

Bien sûr.

Dès que je suis hors de vue, je me mets à courir. Le sport est le dernier cours de la journée, et j'habite à deux ou trois kilomètres du lycée. Je détale à toutes jambes. Je ne suis jamais allée aussi vite de ma vie, et ça m'étonnerait que je réitère l'expérience. Je suis d'ailleurs obligée de m'arrêter une ou deux fois, de peur de vomir pour de bon. Mais je me rappelle alors les lettres, Sacha. Et hop ! Je reprends ma course.

Dès que j'arrive à la maison, je me rue à l'étage, j'ouvre mon placard et je cherche ma boîte à chapeaux. Elle n'est pas sur l'étagère du haut, où je la range d'habitude. Elle n'est pas non plus par terre, ni derrière la pile de jeux de société. Elle n'est nulle part. Je me mets à quatre pattes et je commence à fouiller derrière les tas de sweat-shirts, les boîtes à chaussures et le matériel de scrapbooking. Je regarde dans des recoins où ma boîte ne pourrait jamais se trouver – c'est une boîte à chapeaux, elle est bien trop grande – mais je vérifie quand même. Rien à faire.

Je m'écroule par terre. C'est un film  d'horreur. Ma vie est devenue un film d'horreur. J'entends mon téléphone vibrer. C'est Sacha. Où es-tu ? Tu es rentrée avec Chloé ?

Je l'éteins, je descends à la cuisine et j'appelle Camille sur le fixe. C'est toujours mon premier réflexe. Me confier à elle quand les choses tournent au vinaigre. Je n'aurai qu'à laisser Sacha de côté et lui parler seulement de Sidjil. Elle saura quoi faire. Elle sait toujours quoi faire. Je suis prête à lâcher d'une traite : « Camcam ! Tu me manques trop ! Depuis que tu es partie, tout va mal ! »mais quand elle décroche, sa voix est tout ensommeillée. Je suis sûre que je l'ai réveillée.

Tu dormais ?

Non, je me reposais, c'est tout, ment-elle.

Donc, tu dormais ! Camcam, il n'est même pas encore vingt-deux heures chez toi ! Attends. Je me trompe ? J'ai encore mal calculé ?

Non, non, c'est ça. Mais je suis épuisée. J'ai dû me lever à cinq heures ce matin pour... (Elle ne termine pas sa phrase.) Quel est le problème ?

J'hésite. Il vaut peut-être mieux ne pas l'embêter avec ça. Elle vient d'entrer à la fac. Elle a travaillé dur toute sa vie pour y parvenir, et son rêve est enfin devenu réalité. Il faut qu'elle en profite, je ne veux pas qu'elle s'inquiète de ce que nous devenons sans elle.

Sans compter que je ne saurais pas quoi lui dire. « J'ai écrit des lettres d'amour et quelqu'un les a toutes envoyées. Oh, et il y en avait une adressée à ton petit copain. »

Il n'y a aucun problème, je me contente de répondre.

Je vais faire comme elle. Je vais me débrouiller toute seule.

À ta voix, je dirais que si. (Elle bâille.) Raconte.

Rendors-toi, Camille.

O.K., dit-elle en bâillant de plus belle.

Je raccroche et j'attrape un pot de crème glacée : coulis de chocolat, chantilly, éclats de noisettes. La totale. Je le remonte dans ma chambre et je le dévore, allongée sur mon lit. Je m'engave comme si ça allait arranger mes problèmes.

A tous les garçons que j'ai aimés ( reprise )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant