Chapitre 11: L'obscur visiteur

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Le village de Comé, jadis florissant, tirait sa renommée du commerce prospère établi près du port occidental de Davallion. L’architecte de cette réussite financière n’était autre qu’Evona Guitre.

Evona , une commerçante aussi riche que réputée, avait bâti sa fortune sur le commerce des Glabes. Ces créatures marines, petites et bleutées, ressemblaient à des galets mais se distinguaient par leur saveur exquise qui captivait les palais les plus raffinés. Leur rareté et leur goût en faisaient une dépendance pour quiconque les goûtait. Evona détenait une source inépuisable de ces Glabes, qui, étrangement, ne se détérioraient jamais, garantissant ainsi une prospérité constante à son commerce. Elle gardait jalousement le secret de leur provenance, mais les rumeurs suggéraient qu’ils étaient issus d’un coquillage singulier, brillant d’une lueur mystique, que la marchande chérissait dans l’intimité de son foyer.

Ce coquillage existait déjà du vivant de ses parents, qui prétendaient l'avoir découvert dans un lieu mythique, existant uniquement dans les légendes. Le couple, toujours en quête d'aventures, envisageait de repartir en expédition, confiant leur fille, alors âgée de douze ans, au serviteur de la famille. Ce dernier avait raconté aux autres habitants les avoir vus se faire happer par une effroyable créature tentaculaire lors de leur départ.

La demeure de la commerçante trônait au milieu de Comé, un joyau d’opulence parmi les maisons érodées par le temps. Sa fortune était légendaire, tout comme son orgueil démesurée. L’or avait enivré son esprit, la persuadant d’une supériorité imaginaire sur ses concitoyens. Les murmures du village la prétendaient favorite du roi Eunart, voire sa maîtresse secrète. Mais c’était son mépris ostentatoire qui la rendait odieuse aux yeux de tous, à l’exception de son fidèle serviteur, qui, seul, endurait son arrogance avec une patience d’ange.

Il y a trois semaines:

Un soir d'une froide intensité, un homme énigmatique, vêtu de noir, traversa Comé, une présence inconnue aux yeux de tous. Sans un regard pour les passants, il se dirigea d’un pas décidé vers la résidence de la marchande. Arrivé à sa porte, il frappa fermement, et fut accueilli par le serviteur de la maison.

— Qui ose troubler cette demeure à une heure si tardive ? interrogea le subalterne, l’œil méfiant.

— Bonsoir, je suis simplement un voyageur las, en quête d’un abri contre le froid mordant de la nuit. Pourrais-je espérer un peu d'hospitalité en ces lieux ? articula l’homme en noir d’une voix posé.

Le serviteur, tiraillé entre sa dévotion pour Erdis, divinité de la justice, et son devoir envers sa maîtresse, fut finalement emporté par la compassion. Il ne pouvait se résoudre à abandonner un âme à la morsure du gel nocturne.

Un sourire énigmatique ourla les lèvres de l’obscur étranger, qui accepta l’invitation avec une confiance qui semblait presque déplacée. Il franchit le seuil, enveloppé dans l’aura du mystère qui le caractérisait.

— Maîtresse Evona s’accorde un repos bien mérité après ses journées chargées. Je vous serais gré de respecter le calme de la maison, confia le serviteur d’une voix basse.

L’atmosphère changea subitement lorsque l'homme de main de la propriétaire des lieux perçut une sorte d'énergie inquiétante émanant de l’invité, un frisson glacé lui parcourant l’échine. Il se demanda si cet homme pouvait être originaire du Nordian... Néanmoins, guidé par l'hospitalité, il invita son hôte à se réchauffer auprès du feu crépitant de la cheminée, tout en s’affairant à préparer un repas réconfortant.

Un cri de mécontentement fendit soudain le calme nocturne. Réveillée par une fraîcheur croissante, Evona descendit précipitamment, prête à réprimander son serviteur pour une fenêtre restée ouverte. Mais la scène qui l’attendait était d’une tout autre nature : l’homme en noir, imperturbable sur son fauteuil, croisait son regard avec une intensité de rivalité. Et dans un souffle comme aspiré par l’aura de l’inconnu, la flamme de la cheminée s’évanouit, laissant place à un froid saisissant.

— Quelle est cette mascarade ? Pourquoi reçois-tu des vagabonds chez moi ? s’exclama-t-elle, sa voix trahissant son exaspération.

Dans un élan de colère, Evona projeta sa sandale vers son sbire, le renversant dans un fracas. Elle exigea alors, d’un ton impérieux, qu’il justifie la présence de cet intrus.

Le serviteur, les larmes aux yeux, supplia pour sa clémence. Mais sa maîtresse, inflexible et orgueilleuse, ne cessait de l’abaisser, le frappant de ses mots tranchants, sous le regard impassible de l’invité.

— Votre subalterne a fait preuve d’une grande bienveillance. Un peu de gratitude ne serait pas de trop, rétorqua l’homme en noir, d’une voix où perçait une tranquillité déconcertante.

— Vous ! Taisez-vous ! Je m'occuperai de votre cas en temps voulu ! Vous commettez une erreur monumentale en pensant que ma demeure est un asile pour les errants ! tonna-t-elle, l’ire dans la voix.

Irrité par son manque de respect, l'étrange individu, sans un mot, la saisit par le poignet. Un cri perçant s’échappa d’Evona alors que son bras se cristallisait sous l’emprise glaciale de l’inconnu. Il ôta son manteau, révélant sa véritable essence : une queue serpentine ondulant derrière lui, des cornes acérées émergeant de son front, et un sourire dévoilant des crocs aussi tranchants que ses griffes menaçantes.

— Qui... qui êtes-vous vraiment ? Que me voulez-vous ? balbutia Evona, terrorisée.

Bondissant sur sa proie terrifiée, il s'abattit sur elle. Ses crocs s’enfoncèrent dans la chair tendre de son cou, aspirant la vie qui s’y trouvait.

— Une âme corrompue… souffla-t-il avec dédain. Mais je réclame ce qui appartient de droit à l’obscurité.

L'homme sinistre, après avoir extrait jusqu’à la dernière goutte de vie d’Evona, la rejeta avec indifférence. Le sbire de cette dernière, figé par l’effroi, redoutait de subir le même sort. Cependant, l'étranger, essuyant nonchalamment le sang de ses lèvres, se revêtit avec hâte et s’éclipsa de la demeure sans un regard en arrière.

Le serviteur, effleurant doucement le corps inerte de sa maîtresse, nota la glaciation de sa peau, la teinte bleutée de ses lèvres et la pâleur de son visage, marqué par deux petites plaies au cou. Submergé par le chagrin, il versa des larmes amères, refusant de croire à sa disparition, jusqu’à ce qu’un léger raclement de gorge s’échappe d’Evona.

— Maîtresse, êtes-vous vivante ? Comment puis-je vous assister ? s’enquit le serviteur, l’espoir renaissant en lui.

Il s’empressa de lui prodiguer les premiers secours, pensant à une suffocation. Cependant, Evona, loin de se laisser faire, s’accrocha à lui avec force, un fluide verdâtre s’échappant de leur étreinte. Le serviteur, pris de convulsions, poussa un cri strident, son reflet dans le miroir dévoilant une métamorphose horrifiante. Sous l’effet de la malédiction de l’homme en noir, il devenait, tout comme Evona, une abomination.

Funeste Origine - Tome 1: Des hommes et des monstresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant