Trois mois plus tard
— Bonne nuit Troy, fais de beaux rêves, déclare la jeune libraire dans un murmure après l'avoir embrassé sur la joue.
— Merci Rebecca, bonne nuit à toi aussi ! s'écrie le garçonnet, pas du tout sur la même longueur d'onde.
Elle grimace et sourit en même temps : elle sait qu'il dort sans souci la plupart du temps, même s'il a l'air excité jusqu'à la dernière seconde. Elle ne regrette de toute façon pas d'avoir dépanné Althea qui devait patrouiller pour la pleine lune — la voisine qui garde Troy d'habitude rend visite à sa famille au pays de Galles.
Rebecca retourne dans le salon, où brûle une bougie musquée, s'assoit sur le canapé et laisse échapper un soupir en pensant à la force et au courage de son amie. Ysé est mort·e depuis près de quatre mois, et Althea gère d'une main de maître sa vie avec Troy, son job à l'Electric Coffee et son rôle de chasseuse. Le petit garçon paraît épanoui malgré la perte de saon Nummy, et sa maman d'adoption n'y est pas pour rien. Son amie se doute que certains moments doivent être plus durs que d'autres, mais ils semblent avoir trouvé une dynamique qui leur convient à tous les deux.
La libraire est aussi ravie de sa dernière idée pour distraire la jeune veuve : apprendre à se battre. Elles s'entraînent deux fois par semaine avec enthousiasme dans le sous-sol de la librairie.
Elle est en train de préparer une tisane, qu'elle choisit parmi la large sélection d'Ysé, qu'Althea — elle suppose — conservera et alimentera toujours, lorsqu'elle entend des voix sur le palier. Elle se tend un instant, mais est vite rassurée quand elle reconnaît le timbre clair de son amie alors qu'elle déverrouille la porte d'entrée.
— Ce n'était vraiment pas la peine, Jamie, j'aurais pu monter sans ton aide.
— Bien sûr, Althea, sur les mains, peut-être ? rétorque une voix masculine avec un petit ricanement.
— Tu ne sais pas, je suis peut-être très douée pour cela.
Rebecca se redresse d'un coup d'un seul quand elle réalise qu'elle va enfin rencontrer le fameux démon, et son cœur bat un peu plus fort. Elle se tourne néanmoins vers les nouveaux venus et remarque son amie qui s'appuie sur son compagnon sans poser le pied par terre. Ce dernier arbore une expression amusée sur son visage taillé à la serpe tandis que la chasseuse lui lance un regard meurtrier.
— Althea ! Tu es blessée ! s'écrie-t-elle.
— Ah non, tu ne vas pas t'y mettre toi aussi ! Ce n'est rien du tout, une petite entorse, et ce pénible, là, a insisté pour me raccompagner.
Ils ont pénétré plus avant dans la pièce, et le démon l'aide à s'asseoir sur le canapé. Rebecca, par instinct, recule de quelques pas vers la fenêtre. S'il le remarque, il n'en laisse rien paraître tandis qu'il tourne ses yeux violets vers elle.
— Bonsoir, je suis Jamie, enchanté.
— Ah oui, pardon, Jamie, voici mon amie Rebecca, intervient Althéa, en train de se masser la cheville. Rebecca, Jamie.
— Enchantée, le salue-t-elle, les joues bêtement échauffées.
Elle ne peut s'empêcher de le dévisager. Althea en avait brossé un vague portrait, sans lui faire justice. Outre la couleur inhabituelle de ses yeux et de ses cheveux, et les écailles brunes qu'elle distingue dans son cou et sur le dos de ses mains, c'est le mélange d'assurance, de nonchalance et de force qui se dégage de lui qui retient l'attention de la jeune libraire.
Elle réalise au bout d'un moment que son amie la regarde avec un petit sourire en coin.
— Hum, alors, euh, comment t'es-tu fait ça ? bégaye-t-elle.
— Oh, le truc tout bête, on combattait ce singe-garou — pleine lune oblige — et j'étais tellement à fond que j'ai loupé le trottoir et me suis tordu la cheville. Mais ce n'est rien du tout !
— Tu devrais mettre de la glace et garder ton pied en hauteur cette nuit, et le remuer le plus possible, intervient Jamie, toujours debout à côté du canapé.
— Ok, merci, maman.
Il lui tire alors la langue — est-elle plus pointue que celle des humains ? — et Althea éclate de rire. Rebecca sursaute presque : cela fait longtemps qu'elle n'a pas entendu ce type de son sortir de la bouche de son amie. Même avec Troy, elle paraît souvent sur la retenue, comme si chacun de leurs moments heureux passés ensemble serait teinté par l'absence d'Ysé. Jamie, pour sa part, ne semble pas surpris du tout, et se contente de le contempler, une expression amusée dans le regard.
— Ouais, bref, je vous laisse, mesdemoiselles. Donne-moi de tes nouvelles, Althea.
— Promis, James !
Il secoue la tête d'un air navré, adresse un petit signe à Rebecca et quitte l'appartement en quelques enjambées.
— Bon, je déteste lui donner raison, mais tu pourrais sortir l'une des poches de glace du congélo, s'il te plait ? s'enquiert Althea.
— Bien sûr !
Elle se dirige vers le coin cuisine tandis qu'Althea place sa cheville sur un coussin, posé au préalable sur la table basse en bois brut. Une fois la poche ergonomique enroulée autour de la zone meurtrie, Rebecca s'assoit à côté de son amie sur le canapé.
— Bon, c'est vrai qu'il est beau gosse, par rapport à d'autres races de démons, finit-elle par craquer.
— Beau gosse je sais pas, mais c'est sûr qu'il n'est pas repoussant, comme d'autres.
— Attends, Althea, tu vas pas me dire que tu n'as pas remarqué à quel point il est beau ? Je croyais que tu étais aussi attirée par les hommes ?
— J'ai déjà été attirée par des hommes, répond-elle dans un haussement d'épaules, mais Jamie est mon ami, je ne le considère pas de cette façon, et c'est un démon, et puis je... je pense toujours à Ysé, de toute façon...
Rebecca sent ses joues s'échauffer et se morigène pour sa maladresse, même si le visage coloré d'Althea ne lui échappe pas.
— Oui, bien sûr, je comprends, excuse-moi. Enfin, tu sais ce qu'on dit, c'est pas parce qu'on est au régime qu'on peut pas regarder le menu.
— Des gens disent encore ça, tu es sûre ? demande la jeune guerrière, les yeux pétillants.
— Ah ah, très drôle. Bref, je ne sais pas s'il arbore des écailles sur tout le corps, mais celles qu'on distingue ne sont même pas dérangeantes, d'après moi. Ça ressemble un peu à des grains de beauté qui se chevaucheraient.
— Elles se trouvent seulement sur ses bras, son torse et son dos, répond la brune sur un ton neutre. Comme une sorte d'armure naturelle. Et c'est doux et pas froid au toucher, car ils ont le sang chaud.
La jeune femme blonde se demande quand elle a touché les écailles de Jamie, mais se ravise avant de poser la question.
—Oh ok. C'est fascinant.
— Eh, si tu es si fascinée par lui, je peux lui dire qu'il t'intéresse, commente-t-elle, une expression hilare sur le visage. Il a quelqu'un, mais ils sont dans une relation libre.
Rebecca émet un petit rire et secoue la tête.
— Merci, mais ça ira. Bref, Troy est allé au lit sans problème, il est si adorable.
L'expression de la jeune chasseuse se fait rêveuse, et un soupir soulève sa poitrine.
— Oui, j'ai tellement de chance de l'avoir.
— Bon, je vais me coucher. Tu n'as besoin de rien d'autre ?
— Non, merci encore pour tout, Rebecca. Bonne nuit !
— Toi aussi !
La libraire, coincée à cause du Couvre-Feu, s'allonge et laisse ses pensées dériver vers les yeux améthyste du démon et l'éclat de rire et les joues roses de son amie.
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Harmonie Adverse
FantasyLondres, 2045. Dans un monde où la nuit appartient à des créatures de toutes sortes, Althea, chasseuse de démons, et Ysé, guérisseuxe, essaient d'offrir une vie la plus normale possible à Troy, le fils d'Ysé. Un soir, Althea tombe sur Jamie, un dém...