4. La vie au château

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Tu seras mon ombre, jusqu'à ce que nous nous éteignions d'un seul et même souffle.

Les festivités se poursuivirent jusqu'à la fin de la journée sous l'habituelle bruine de la région. Les convives avaient pu profiter d'un délicieux buffet de mets raffinés. L'odeur des viandes laquées n'avait rien à envier au délice subtil de la chair qui fondait dans la bouche. Le vin colorait d'une belle teinte carmin les verres en cristal posés sur les tables nacrées. La désignation du gardien était un événement rare et le buffet répondait aux exigences inhérentes à une telle journée. En effet, la nature elfique de la famille Heleyra en faisait des êtres à la longévité exceptionnelle. Peu avaient le privilège d'être témoins des passations de leur pouvoir. Plusieurs gardiens se succédaient souvent pour un même vicomte, au prix de la mort du dernier. L'excellence de ces combattants triés le volet en faisaient des cibles difficiles à abattre, expliquant la rareté d'un changement.

Nombreux étaient venus présenter leurs hommages à Edelone. Le repas se passa dans la joie et la légèreté, ce qui tranchait avec l'état d'esprit de la principale intéressée. Elle refusa tous les mets qui lui furent proposés, en dépit de leur odeur succulente. Son estomac n'était pas en état de digérer quoi que ce soit, à commencer par ses émois. Elle tâchait tant bien que mal de profiter de cette célébration, qui marquait la fin de sa vie au monastère. Elle serait bien entendu toujours en lien avec les moines, mais plus jamais elle ne vivrait parmi eux. Ses adieux se firent en une semaine ridiculement courte et éprouvante. Au moment où la nostalgie l'enveloppa, une main se posa sur son épaule. Cinalu. La présence de l'elfe noire la sortit de sa torpeur. Leur échange du matin-même les avait rapprochées. Son aînée lui tendit une coupe contenant une infusion florale glacée, relevée d'une odeur acidulée. Edelone l'accepta volontiers.

— Je n'ai pas encore eu l'occasion de te féliciter pour ton nouveau titre. Mes hommages, chère gardienne, sourit-elle avec malice.

— Merci, répondit Edelone dans une moue perplexe.

— C'est une journée riche en émotions pour toi, dit-elle en insistant sur ces termes. Mais je suis sûre que tu sauras retrouver ton calme habituel très bientôt.

Cinalu pressa sa main sur l'épaule d'Edelone et lui adressa un regard entendu. Bien qu'elle n'en saisît pas la raison, la gardienne comprit qu'elle lui intimait de se calmer. Elle acquiesça alors que son aînée lui servait des banalités qui ne servaient d'autre but que rendre leur échange naturel. Quelques minutes de respiration et de pleine conscience lui permirent de rétablir son Ki loin du trouble qui le vrillait.

Les moines passèrent féliciter leur consœur, la fierté brillant au fond des yeux. Plusieurs examinèrent le sceau sur sa joue avec une sincère admiration. Tous les gardiens de la famille Heleyra partageaient cet emblème imprégné sur leur peau. La tradition ancestrale soulignait l'honneur d'avoir été choisi par une famille puissante, et de jouir du privilège de son estime. Edelone savait fort bien que la vérité fût autre dans son cas. Quand bien même, de nombreuses portes s'ouvriraient à elle grâce à cette marque.

La demi-elfe profita de ces derniers instants d'insouciance et enlaça ses mentors. Elle s'accroupit pour enlacer Akdur, qui l'avait prise sous son aile depuis son arrivée au monastère il y trois décennies de cela. Les bras courts et musclés de la naine l'enlacèrent avec force et affection. Elle profita de leur étreinte pour lui glisser un mot à l'oreille.

— Sois très prudente, souffla-t-elle.

Edelone eût la présence d'esprit de ne pas réagir, si ce n'était pas une pression amicale sur l'épaule de son aînée. Elle n'était définitivement pas la seule à sentir que ces « honneurs » revêtaient un plus sombre secret que cette cérémonie cherchait à passer sous silence.

Au service de l'absurde - La GrueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant