Tu ne pourras briser tes liens.
Les pas du vicomte de Themar résonnaient sur les pavés froids du château. Ragaillardi par quelque sortilège guérisseur, il portait dans ses bras sa gardienne, blessée de sa main, blessée de ses mots. La Lune, à son apogée, contemplait l'absurde spectacle d'une fuite vaine. Non contente d'avoir été rattrapée, la fuyarde rentrait dans les bras de son bourreau – ou de son amant ? Et le bourreau veillait sur sa victime. La ritournelle du destin jouait à contre-courant de sa partition.
Le couple interdit arriva devant la chambre du seigneur. L'un des deux gardes poussa la porte pour laisser passer son vicomte. Il inclina la tête en signe de respect, n'ayant cure de l'incongruité de la scène. Aucune question ne fut posée. Le seigneur entra dans sa chambre sans leur adresser un regard, comme à son habitude. Sa gardienne restait agrippée à sa robe, le regard vidé de larmes et de sens. Elle avait effleuré du bout des doigts sa liberté, puis s'était brûlé les ailes. Pire encore, elle l'avait remise de plein gré à son bourreau. Elle aurait pu se maudire, elle ne fit que profiter de la chaleur du torse de son seigneur contre sa peau. Le goût de ses lèvres restait imprégné sur les siennes. Une sensation condamnée à sombrer dans l'oubli lorsqu'elle se serait estompée. Elle finirait par s'effacer. Il le fallait.
Le silence intime qui liait les deux accablés fut rompu par l'autre garde. Sa voix fut aussi déplacée qu'un blasphème au décours d'un enterrement.
— Elle ne devrait pas être amenée à sa chambre, Sir, cracha le garde. Après une telle trahison, permettez-moi de la conduire immédiatement dans les geôles. Là où est sa place.
Adren Heleyra s'arrêta, animé d'une colère froide. Avec le plus grand calme, il prononça une incantation en elfique. Il ne se retourna même pas, ce garde n'en valait pas la peine. Dans sa main dressée apparut un orbe d'un vert chartreux qui crépita dangereusement. Il envoya derrière lui le sort qui percuta le malheureux. C'était fou, comme la vie pouvait ne tenir qu'à un fil. Une parole, une personne. Un rien pouvait mettre fin à notre misérable existence. Comme ça, en un claquement de doigts, en une phrase.
Au contact de l'orbe, le garde se retrouva soudain couvert d'acide. Le vicomte n'avait pas lésiné sur la puissance du sortilège puisque feu son garde fondit sur place dans un hurlement abominable, probablement causé par ses cordes vocales défaillantes, en cours de liquéfaction. Si le vicomte tournait le dos, Edelone ne manqua pas une miette du spectacle par-dessus l'épaule de son maître. Ce fut la peau, qui céda la première. Elle coula au sol, visqueuse et flasque, pour s'écraser dans une masse informe. Presque dans le même temps, les muscles subirent le même sort. Si Edelone s'interrogeait sur les possibilités de faire fondre des os, elle avait désormais la réponse. Le squelette du garde se désagrégea alors que les sinistres râles s'étaient éteints depuis longtemps. Le bruit de succion qui leur succéda fut bien pire, lorsque les rares os ayant résisté à l'acide churent dans la flaque rémanente d'un être humain.
Elle aurait dû être écœurée ; elle éprouva du réconfort. Adren avait bravé les interdits pour la ramener en vie. Il n'était pas en droit de prétendre que rien ne s'était passé et d'omettre de la punir. Pourtant, c'était d'évidence son intention. Il ne laissait pas de témoins. Edelone devina que seuls ses deux gardes étaient au courant de son absence. Cela expliquait d'ailleurs pourquoi il était venu rechercher sa gardienne seul et non avec des hommes pour l'assister dans cette lourde tâche. Il voulait véritablement épargner sa vie. Du plus profond de son cœur, elle aurait voulu le détester. Qu'une rage lancinante l'emporte et piétine ses sentiments les plus tendres. Elle le détestait, oui. Mais pas autant qu'elle le chérissait. Son regard se détourna du morbide spectacle qui se jouait sous cette nuit.

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Au service de l'absurde - La Grue
FantasyC'est dans le nid de la discorde qu'éclot la fascination. Comment s'accorder à une personne en tout point son opposé ? La hardiesse de la tâche est incontestable. En particulier quand l'honneur d'avoir obtenu ses grâces se transforme peu à peu en ca...