Au service de l'absurde - La Grue

8. Le dernier bal de la saison

Accueille ton sort, et avec le sourire.

Cette invitation fut une excellente opportunité pour Edelone de se faire un avis sur les bals. Elle pouvait affirmer, après une expérience empirique, qu'elle détestait cela.

Les violons, contrebasses et clavecins résonnaient dans le hall du château en une symphonie entêtante. Ce raffut compliquait la perception du Ki et sa mission de protection. Elle n'était déjà guère impliquée à protéger son goujat de maître, et son mal de tête naissant n'arrangeait rien.

De surcroît, il était difficile de faire abstraction des pics, nombreux, du vicomte à son égard. Edelone le suivait partout, trois pas derrière lui, prouesse rendue hasardeuse face à la densité d'invités. Adren était un des rares convives à disposer d'une gardienne. C'était une précaution que seuls les Heleyra se permettaient. Un autre gardien se tenait contre un mur, une grue grisâtre gravée sur le dos de la main. Un demi-orque qu'elle supposa être le protecteur de Soarek, le demi-frère d'Adren. Elle imprima son visage à la mâchoire proéminente dans sa mémoire, au cas où. Lorsque leurs regards se croisèrent, il la dévisagea avec un rictus moqueur.

Il fallait admettre qu'elle était risible à suivre son maître comme un petit chien. D'ordinaire, pendant les réceptions, les gardiens restaient dans un coin de la pièce en gardant un œil sur leur maître, comme cela avait toujours été le cas lors de leur voyage diplomatique. Adren s'amusait tout simplement avec ses nerfs.

Elle tressaillit d'irritation lorsqu'une main puant la violette saisit son menton.

— Comme c'est fin ! Tout à fait digne de votre famille, Monsieur le vicomte.

Sa grue à nouveau inspectée, Edelone se sentait comme un petit phénomène de foire indigne de voir sa bulle sociale respectée. Le groupe d'elfes et demi-elfes se succédait pour l'admirer de (très) près, sur invitation de Monsieur le vicomte en personne. Il se vengeait, il avait rendu ce projet très clair dès lors qu'ils sortirent de la calèche.

— Si seulement ma gardienne pouvait dégager la même dignité. Savez-vous qu'il lui a fallu plusieurs mois pour remporter sa première victoire contre une adversaire acceptable ? J'aurais pu mourir une demi-douzaine de fois qu'elle n'aurait pas su lever le petit doigt, plaisanta-t-il.

Edelone ne saurait déterminer si son dépit se creusa davantage à la blague horripilante de son maître, ou au rire de son auditoire. Cet imbécile charismatique aurait pu dire n'importe quoi, les femmes devant lui approuvaient dans un enthousiasme abject. Elles buvaient ses paroles et leurs regards peinaient à se détacher de la beauté agaçante du visage d'Adren Heleyra. Edelone fulminait. Elle pouvait penser à une bonne dizaine de façons de les faire taire, mais aucune ne faisant pas appel à ses poings. Assommer les invités des Myolathil aurait été un peu cavalier.

Son calvaire toucha à sa fin lorsqu'une voix sèche s'éleva derrière elle.

— N'avez-vous donc pas mieux à faire que d'ennuyer une invitée de marque ? Je me permets de vous rappeler qu'il s'agit d'une représentante officielle. Peut-être faut-il également vous le rappeler, Adren ?

L'elfe qui fendit la foule jusqu'à eux dégageait une aura majestueuse. Était-ce dû à sa splendide peau couleur pêche, à sa soyeuse chevelure rousse, ou bien à la qualité indéniable de sa robe pourpre ? Edelone n'aurait su le dire. Le vicomte se tourna vers la trouble-fête, amusé. Alors que le groupe de curieuses se dispersait comme des voleuses, Vaelin' Myolathil tendit gracieusement sa main à son invité, qui l'embrassa avec le respect et la révérence dus à son rang.

— Vaelin', quel plaisir de te retrouver. Toujours aussi directe, à ce que je vois.

— Comprends-tu seulement un autre langage que celui-ci ? Conclut-elle avant de se tourner vers la gardienne. Bonjour, Edelone. Comment te portes-tu ?