Au service de l'absurde - La Grue

22. Nouveau chemin

Que le spectacle commence.

Des cernes bleutés creusaient la peau pâle d'Edelone et juraient avec ses taches de rousseur. Un bâillement sonore lui échappa alors qu'elle luttait contre le sommeil pour une troisième nuit consécutive. Elle s'autorisait à grapiller quelques heures de sommeil ci et là, pour maintenir l'illusion qu'elle tenait encore à peu près la route. Lorsqu'elle réalisa que ses lourdes paupières s'étaient à nouveau fermées d'elles-mêmes, elle se gratifia de deux petites gifles simultanées qui claquèrent sur ses joues. Une bonne nuit de sommeil était tout ce dont elle rêvait. La douce parure de son lit, le confort de vêtements de nuit...

Edelone secoua la tête pour chasser ces rêveries grotesques. Ses poings se crispèrent lourdement et son cœur entama une valse douloureuse. De quelle literie rêvait-elle, au juste ? Celle qui portait l'odeur d'Adren ? Celle dans laquelle elle ne pourrait que revoir en boucle la passion qu'ils s'étaient avouée dans une étreinte cette nuit-là ? Ou celle d'où elle entendrait les ébats nocturnes qui uniraient le vicomte et son épouse ?

Comme à chaque fois qu'elle hésitait à retourner dans sa chambre depuis ce jour fatidique, la solidité de ses contre-arguments l'emporta haut la main. Elle ne pouvait pas affronter sa délicieuse odeur de jasmin pendant qu'elle l'entendrait faire l'amour à celle qui partageait désormais sa vie. C'était au-delà de ses forces. La fuite de sa chambre n'était pas une solution idéale, mais restait un répit bienvenu – en omettant le manque de sommeil, bien entendu.

Et puis, cette nuit, Edelone avait une excuse imparable. Ses trois aînés venaient la visiter pour déterminer la suite de sa trajectoire d'entraînement. Jusqu'à présent, bien qu'elle ait choisi sa voie, Edelone continuait à profiter des enseignements des maîtres de chacune des traditions monastiques dispensées à Themar. C'était un privilège dont elle jouissait du fait de son rôle pour la cité. En temps normal, les moines ayant choisi une voie se concentraient uniquement sur celle-ci.

C'était l'approche du tournoi des gardiens et gardiennes de la famille Heleyra qui motiva Akdur à procéder à une forme de « synthèse » des capacités de leur disciple, pour affiner au mieux ses compétences. Ce tournoi à venir n'était pas pour la rassurer. Les menaces à peine dissimulées de Sylmaris Heleyra résonnaient encore à ses oreilles. Peu importe combien ses aînés étaient puissants, elle savait que les trois mois qui la séparaient du tournoi ne suffiraient pas à ne serait-ce qu'à effleurer la puissance de Tahël. D'ailleurs, elle avait l'intime conviction que peu de monde pouvait se targuer de lui tenir tête. Cinalu, Archibald et Akdur pourraient-ils eux-même remporter ce combat ? Elle n'en était pas si sûre.

Edelone empoigna son bâton, oscillant entre danse et combat méditatif. Ses habituelles volutes de brume noire serpentaient autour d'elle, léchant sa peau d'un instinct protecteur. Chaque coup, chaque pas éloignait un peu plus les images des lèvres d'Adren dévorant celles de Vaelin'. La confiance de la gardienne reprenait sa place. La nuit partagée avec son maître devait marquer le point final de leurs sentiments. Elle avait goûté à l'interdit et n'avait plus rien à regretter. Maintenant, elle s'accordait le temps de la guérison.

Trois Ki bien familiers approchèrent, annonçant le début de son entraînement nocturne. L'un des trois semblait renfrogné. Edelone aiguisait de plus en plus son interprétation des auras. Elle commençait à saisir des nuances qu'elle n'aurait jamais soupçonnées possibles dans les vibrations des forces de ce monde. Archibald n'était d'évidence pas dans sa meilleure humeur. La gardienne cessa son entraînement solitaire pour les accueillir. Lorsqu'ils passèrent le pas de la porte, elle s'inclina devant eux avec respect.

— C'est un plaisir de vous voir tous les trois. Je vous remercie de vous réunir pour parfaire mon apprentissage.

— Bonjour, Edelone, sourit Akdur. Comment te portes-tu ?