Et si une autre araignée clamait ta toile ?
Le bonheur avait un don reconnu : celui de se faire fugace. Après un répit aussi court que coupable, Edelone et Adren festoyaient au banquet familial qui réunissait tous les Heleyra autour d'une même table pour célébrer la fin du tournoi. Dans la somptueuse salle de réception du château de Taleasin Heleyra, plus haut duc d'Iwatis, le ton était aux plaisanteries, compliments et discussions mondaines. Le tout sur fond sonore d'un quatuor de violons qui structuraient à la perfection la tonalité guindée de cette soirée. Les nobles trinquaient avec leur oncle, sœur et parent, partageant des vins onéreux. En apparence, un banquet désespérément classique et ennuyeux.
Du moins, cela était vrai pour le commun des mortels. Les deux moines de la salle, elles, pouvaient lire ce qui s'écrivait entre les lignes. L'hypocrisie qui s'y traçait attisait la curiosité des sages. Au-delà du monde visible, les masques tombaient les uns après les autres, sur la mélopée d'une désastreuse prophétie. Car que pouvait-il advenir de bon, lorsque le pouvoir se déchirait par ses propres entrailles ?
Au-delà de ces considérations, Edelone se trouvait en proie à un trouble plus trivial. Les sourires compatissants de la vicomtesse en constituaient une partie. Pour Vaelin', la pauvre Edelone souffrait de ses blessures et avait été humiliée par son époux sans aucune raison valable. Alors, elle se donnait pour mission de lui remonter le moral, ou à défaut de lui rappeler qu'elle ne demeurait pas sans alliée. La gardienne, elle, se rappelait surtout avoir cédé à la tentation d'embrasser le vicomte. Il lui semblait que son outrage était inscrit sur son front, à la vue de tous. La tentation de se frotter le visage la saisit.
Toutefois, ce n'était rien en comparaison au motif véritable de son malaise. Comme d'ordinaire, les gardiens étaient alignés contre le pan d'un mur, prêts à agir au besoin. Les risques d'attaque devenaient minimes, à moins qu'un fou décidât d'entamer une mutinerie au sein même de sa famille. La pression était retombée depuis la fin du tournoi. Il aurait été formidable de pouvoir en dire autant de la curiosité de Tahël. De fait, celle-ci s'était installée juste à côté d'Edelone. Sans relâche depuis le début de la soirée, son Ki collait comme une ventouse à celui de la demi-elfe. La gardienne avait-elle déjà connu une personne plus envahissante et cavalière ? Absolument pas. Elle aurait remis à sa place n'importe quel autre individu empiétant avec cette insistance sur son espace vital. Savoir que Tahël pouvait mettre un terme à sa vie en un claquement de doigts avait le don de calmer ses ardeurs.
Edelone prit une longue inspiration, tentant de s'apaiser. Un véritable défi.
— Cherches-tu quelque chose de particulier ? Demanda-t-elle d'un ton qui sortit plus cinglant que prévu.
Dans l'instant, les vibrations se modifièrent. L'intéressée tourna le visage vers Edelone. Ses mouvements restaient naturels malgré sa cécité.
— Des réponses aux interrogations de mon maître.
La demi-elfe réalisa qu'elle entendait la voix de sa camarade pour la première fois. Elle était comme un soupir et plus fluette qu'elle ne l'aurait pensé. Traînante et jamais pleine. Cela rendait Tahël un tant soit peu plus accessible. En réalité, Edelone ne s'était même pas attendue à obtenir une réponse.
— Je doute que tu trouves des réponses dans mon Ki. Pourrais-tu, s'il te plaît, cesser de m'examiner de la sorte ?
Le Ki de Tahël retourna vers sa propriétaire. Edelone tenta de ne rien laisser paraître de sa surprise. Elle n'avait pas un seul instant imaginé que son interlocutrice lui obéirait sans broncher. Peut-être que la représentation qu'elle s'était forgée de la célèbre gardienne reposait davantage sur un fantasme collectif que sur la personne qu'elle était réellement.

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Au service de l'absurde - La Grue
FantasyC'est dans le nid de la discorde qu'éclot la fascination. Comment s'accorder à une personne en tout point son opposé ? La hardiesse de la tâche est incontestable. En particulier quand l'honneur d'avoir obtenu ses grâces se transforme peu à peu en ca...