15. La voie des ombres

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La seule victoire est la duperie.

L'impatience et la crainte se mêlaient dans le creux des entrailles d'Edelone. C'était le cœur au bord des lèvres qu'elle ferma la porte de la chambre du vicomte derrière elle. Des nuages noirs alourdissaient le ciel et menaçaient Themar de leur foudre. L'orage grondait depuis un bon moment déjà, sans jamais se décider à éclater. Elle salua les gardes d'un signe de tête, puis emprunta le chemin de la salle d'entraînement. Ses mains moites trahissaient la tension qui la rongeait. Seul le bruit de ses pas chuchotait dans le couloir, pudique. Elle frotta ses paumes l'une contre l'autre pour en chasser la sueur froide et poisseuse.

La moine poussa un profond soupir dans l'espoir vain de se détendre. Telle une enfant coupable, elle s'apprêtait à accepter sa punition. Est-ce qu'en parler valait la peine ?

Son angoisse résidait dans sa rencontre avec Cinalu dans un futur très proche, puisqu'elle arriverait à la salle d'entraînement dans approximativement deux minutes. Les « aspérités » de son Ki n'échapperaient pas à cette aînée là non plus. Les déferlements d'émotions de son rôle rendait le contrôle de soi, la méditation et la résilience difficiles à maintenir. Alors oui, elle avait développé certaines « appétences », dirons-nous. Une appétence pour le combat. Pour la victoire. Pour Adren Heleyra. Pour les combats enragés.

Cela dit, elle se sentait plus calme depuis leur retour de Padel. Le vicomte s'était lassé de la torturer, la laissant profiter d'un répit fort agréable. Et, de fait, elle parvenait à se ressaisir. Elle n'avait pas éprouvé sa soif de sang depuis un bon moment et, en dehors des dernières altercations avec son seigneur à Padel, elle avait bien su se contenir. L'ordre d'Akdur de parler de ceci avec Cinalu ne faisait plus autant sens qu'au moment des faits. Elle songeait à s'épargner cette discussion au profit d'un entraînement classique.

Elle ricana froidement. Qui essayait-elle de tromper ? Chercher à se défiler de la sorte ne rendait que plus urgente cette discussion. Pourquoi imaginait-elle se faire réprimander si elle croyait véritablement ne rien avoir à se reprocher ? Edelone ne faisait que se mentir à elle-même. La moiteur tenace de ses mains n'était qu'un indice de plus de sa culpabilité.

Au fond, ne craignait-elle pas de devoir se séparer de ses torrents d'émotions ?

Les moines étaient peu friands des affects. La raison avant la passion. Elle avait vécu ainsi toute sa vie et voyait mis à mal ses principes de toujours. Si elle était honnête, c'était parce qu'elle savait que Cinalu désapprouverait qu'elle ne voulait pas lui en parler.

Bien trop vite à son goût, elle se trouva devant la double porte grande ouverte sur la salle où se trouvait son aînée. Il était temps d'accepter son sort. Elle aperçut Cinalu, assise en tailleur, en lévitation au-dessus du sol. De sombres volutes semblables à des ronces dansaient autour d'elle. Ses longs cheveux blancs s'emmêlaient dans ces épines invisibles aux yeux des autres. Elles ne faisaient aucun bruit, comme le Ki des moines ayant emprunté la voie des ombres.

Les ronces se dissipèrent tandis que Cinalu s'étira, sortie de sa méditation. Lorsqu'elle fut debout, elle fixa son apprentie de ses yeux gris pâle.

— Bonjour Edelone, sourit-elle.

Sa voix grave et texturée ne manquait jamais d'intimider sa disciple. Celle-ci s'inclina, suscitant un petit rire moqueur.

— Je te rappelle que tu possèdes un rang plus élevé que le mien, ironisa-t-elle.

— Tu restes mon aînée, je ne perds pas cette habitude.

Elle tentait de se détendre, avec un succès tout relatif. Cinalu l'avait nécessairement perçu, elle choisit toutefois de ne pas faire de remarque à ce sujet.

Au service de l'absurde - La GrueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant