5.2. « Prends ma main »

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— Salut Jacob, dis-je d'une petite voix.

— Bien reposé ?

— Hum hum.

Il s'éloigne déjà vers le reste du groupe. Mon cœur, lui, a fait une embardée. Comme s'il avait tenté de sauter dans le vide avant d'être ramené dans ma poitrine par un élastique. Notre interview me revient en mémoire. Qu'est-ce qui m'a pris d'être aussi transparent ? Cette déclaration stupide s'est échappée sans l'accord de ma volonté. Avec moi, nul besoin de sérum de vérité. « Il me protégera. » Mais quel idiot...

Depuis ce moment d'égarement, Jacob n'a pas raté une occasion de me taquiner gentiment. Cette attitude me rend encore plus sensible à sa présence, déjà souveraine dans mon petit monde.

La journée commence sous les meilleurs augures, dans une bonne humeur toute communicative. Aux yeux de Jodie, il est clair que ce projet compte beaucoup. Et elle s'assure, à chaque instant, que ses ouailles ne manquent de rien. Nous avons la chance d'échapper à un meneur tyrannique, profil typique dans l'industrie du spectacle, en faveur d'une maman poule. C'est assez rare pour le souligner.

Dans la grande salle de conférence, nous assistons à la présentation des membres de l'équipe et des objectifs à atteindre, sans oublier les encouragements de circonstances. Jacob et moi sommes assis l'un à côté de l'autre, entourés de nos acolytes. Alors que je l'observe à la dérobée, fasciné par l'angle de sa mâchoire ciselée, Jodie clôt son allocution de bienvenue en ces mots :

« Je compte sur vous pour vous engager pleinement dans ce projet, bien entendu, mais aussi pour vous amuser. On veut donner du plaisir aux spectateurs, pas vrai ? Alors commencez par vous-mêmes ! En parlant de plaisir, Cate va vous distribuer un exemplaire du tome 1. Bon courage à tous ! »

L'audience applaudit, stimulée par ce discours chaleureux.

Kyle me tire la manche :

— Tu l'as lu, toi, le bouquin ?

— Non, pas encore... et toi ?

— J'ai commencé, mais j'ai eu du mal avec les scènes crues. Vous allez voir, avec Jacob. C'est quelque chose, ricane-t-il.

Je n'ai pas vraiment le cœur à rire. Je me sens nerveux.

L'exemplaire du livre atterrit entre nos mains. J'étudie l'image de couverture. Deux beaux jeunes hommes, chemise entrouverte, s'embrassent passionnément. Jacob me donne un petit coup de coude.

— Regarde, c'est nous, déclare-t-il, facétieux.

Je ris à mon tour pour ne pas perdre la face. Dans ma tête, c'est une symphonie d'alarmes et de clignotants rouges qui se déclenche, tel le climax d'un film catastrophe. Où est la sortie de secours la plus proche ? 

Après le déjeuner, toute l'équipe se réunit dans une grande salle de répétition. Nous nous installons en cercle à même le sol, où s'éparpillent les pages du script, tel un tapis de feuilles volantes. Assistée du réalisateur, Jodie s'improvise professeure de théâtre et nous décrit en détails les caractères des personnages, leur cheminement psychologique, les enjeux du récit. Je suis fier de faire partie de cette grande aventure.

Les portes d'un nouveau monde s'ouvrent à moi : au lieu de gratter du papier sur les bancs mornes et silencieux de Bangkok pour devenir médecin, avocat ou que sais-je, comme l'auraient souhaité mes parents, me voilà donc prêt (ou presque) à tutoyer l'inconnu. C'est le premier jour, l'aube de tout ; dans un an, si tout se déroule comme prévu, nous serons couronnés de succès.

Après quelques exercices pour nous échauffer, Jodie signe le début de ma perte.

— À présent, j'aimerais que vous formiez des binômes pour tester les différentes dynamiques de jeu. Je vous laisse travailler, et on fait un point dans... disons, une heure ?

Bien entendu, je me retrouve avec Jacob. Nous nous asseyons en tailleur, l'un en face de l'autre. Autour de moi, les binômes s'agitent et se mettent en place, à l'instar de petites abeilles bourdonnantes. J'entends des éclats de rire, des voix assurées. Les acteurs sont déjà dans leur rôle. Ils ont de l'expérience, du charisme, du talent. Ils manœuvrent comme des surfeurs aguerris, tandis que je les observe depuis le rivage, hésitant à prendre la première vague de la saison.

Une question me traverse comme un éclair, fugace et cruellement douloureuse : suis-je légitime ? Suis-je à ma place ? Le temps semble se dilater, mon cœur tambourine. Je ne sais pas ce qui m'arrive : j'ai une montée d'adrénaline et d'anxiété, tout à coup. Les éléments se mettent à tanguer, comme si je me trouvais à bord d'une petite embarcation. Je chavire. Une sensation de chaleur naît alors au bout de mes doigts.

— Hé, Luan...

La voix grave de Jacob.

Je relève la tête. Ses mains ont pris les miennes. Il m'examine brièvement avec inquiétude, avant d'afficher une expression confiante.

— Tout va bien se passer. Regarde-moi.

Ses yeux sont doux et apaisants, reflets d'un lac endormi. Pendant une fraction de seconde, le silence m'enveloppe, intact et serein. Je me recentre.

— Tout va bien se passer, répète-t-il. Tu vas être parfait, tu m'entends ?

Ses paroles réconfortantes me tirent des abîmes dans lesquels j'étais en train de sombrer. Je me tends vers lui, me raccroche à ses iris nocturnes qui recèlent aujourd'hui une matinée d'espoir.

— Oui, je te fais confiance, soufflé-je.

Ses doigts s'entrelacent aux miens. Je prends une grande inspiration, paré à affronter cette nouvelle odyssée. Son sourire, à ce moment précis, telle une bouée de sauvetage pour le noyé que j'étais, je ne l'oublierai jamais.

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant