1.1. « Battements de cœur à l'unisson »

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Los Angeles - Hollywood - casting pour My Lovely Roomate - 26 janvier 2019.

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LUAN

Les candidats sont venus en nombre passer les auditions, la détermination au ventre et l'espérance au cœur. La salle d'attente est bondée de jeunes premiers en chemise blanche qui trépignent d'impatience et répètent inlassablement leur texte, accompagnés de leur agent. Le brouhaha est infernal. L'attente, insoutenable. Être acteur, ce n'est pas seulement les paillettes et les récompenses, mais aussi et surtout tous ces moments d'expectative, de galère, et bien souvent, de désespoir. 

Le temps s'étire et la pression monte, resserrant l'étau autour de ma poitrine. Je martèle le sol d'une jambe fébrile, une mauvaise habitude acquise dans l'enfance. Je crains d'être un peu trop bien coiffé, pour le personnage. Un peu trop lisse, peut-être. Ma concentration inquiète est entamée par un attroupement bruyant. Une horde de fans excités bourdonne autour d'un jeune homme. Je l'observe de loin, intrigué. Son visage ne m'est pas inconnu...

May, mon agent, – une amie de la famille expatriée ici depuis vingt ans – me sourit d'un air bienveillant. Sa crinière brune, indomptable au naturel, est lissée en une queue de cheval haute. Chemisier blanc et pantalon noir lui siéent comme une seconde peau. Professionnalisme et rigueur sont ses deuxièmes prénoms. Elle me tapote la cuisse. C'est mon tour. J'inspire, croise son regard encourageant et me dirige, les genoux vacillants, vers le virage de ma vie. Tout se joue maintenant, avec mon futur complice à l'écran. Si je ne fais pas l'affaire, je retournerai d'où je viens ; tout en bas de la pile de ceux qui cherchent à percer à Hollywood. Beaucoup d'appelés, peu d'élus.

C'est Jodie, l'écrivaine à l'origine de cette adaptation TV, qui m'accueille. Une jeune femme rousse au visage solaire, avenante et douce.

— Ça va ? Tu connais ton texte ?

Timidement, je hoche la tête.

— Alors détends-toi, tout va bien se passer. Voilà qui est mieux, s'exclame-t-elle en passant sa main dans mes cheveux pour ébouriffer ma tignasse trop disciplinée.

Un sourire s'accroche à son visage et a le pouvoir magique de réguler ma respiration. Je m'installe face à la caméra et à l'équipe de tournage, composée du réalisateur, de son assistant, du directeur de casting et de Jodie.

— Tu vas jouer la scène avec quatre partenaires différents. Nous recherchons encore l'acteur pour Nate. Le plus important sur cette production, c'est l'alchimie. C'est comme une danse, tu comprends ? Chacun soutient l'autre dans son jeu. C'est une question de rythme, de synchronisation, de battements de cœur à l'unisson. Tu peux être excellent, si ça ne colle pas avec ton partenaire, ce n'est pas la peine.

J'opine, attentif. Bien sûr, il s'agit d'une histoire d'amour passionnée, après tout. Ma bouche s'assèche, je suis de plus en plus nerveux. Comment pourrais-je ressentir ce type de complicité avec un inconnu ? Même avec ma petite amie, je suis de nature plutôt pudique. Je maintiens mon cap, déterminé à relever le défi. Je fais le vide autour de moi, comme je l'ai appris en cours de théâtre, pour faire place au personnage. Liam, mon alter ego, est impulsif, caractériel et indomptable. Ce côté revêche me plaît. J'ai déjà infléchi l'intonation de ma voix, douce d'ordinaire, pour la rendre rugueuse.

Un premier candidat se présente. Il est jeune, comme moi. On se toise, vaguement gênés, puis nous échangeons quelques banalités. Je ne suis pas à l'aise, mais j'incarne Liam du mieux que possible. D'autres potentiels Nate prennent le relais et je rejoue la scène, encore et encore, jusqu'à l'épuisement. Alors que je pensais mon calvaire terminé – et mes chances de succès réduites à néant – , Jodie m'annonce que je vais devoir réaliser une cinquième prise.

— On te libère après, promis. Le dernier candidat à te donner la réplique avait auditionné pour un autre rôle, mais on souhaite tester des combinaisons différentes. J'espère que tu as encore un peu de ressources.

— Ça ira, pas de problème, la rassuré-je en offrant un sourire crispé.

En réalité, il me tarde de pouvoir m'enfouir sous mes couvertures, ou de jouer aux jeux vidéos, deux autres de mes deux passions dans la vie.

Le dernier Nate du jour fait son apparition. Je reconnais l'acteur qui paradait plus tôt tel un paon entouré de ses groupies. Il entre dans la pièce avec une assurance désarmante et se présente d'une voix grave. Il dégage un charisme différent des autres ; âpre et mystérieux comme une nature sauvage. Il s'approche lentement, la démarche toute féline. Je prends le temps de l'observer. Il est grand, sa silhouette élancée, tout en muscles finement sculptés. Ses yeux bruns contiennent les promesses de la nuit, sa peau est d'une clarté de lune. Je me sens ridicule et frêle, à côté de lui. Férocement intimidé, j'ai l'impression d'avoir perdu dix centimètres.

Nous jouons la scène. Je suis absorbé par son regard vertigineux. Les candidats précédents se contentaient de s'approcher avec hésitation lors de la scène du baiser. Le dernier Nate, lui, pique dangereusement vers mes lèvres, et, au dernier instant, nous cache de l'équipe avec le script qu'il garde dans la main. Nos visages, à deux centimètres l'un de l'autre, se retrouvent enfermés dans une factice mais troublante intimité.

Je ne vois plus que ses yeux, sombres, intenses. Le reste s'évanouit.

Mes oreilles deviennent écarlates. C'est ma faiblesse : je rougis à une vitesse fulgurante. Après une sensation d'éternité, mon partenaire abaisse le paravent de feuillets, geste qui signe la fin de notre essai. Un sourire narquois orne ses lèvres. C'est finalement le rire ravi de Jodie qui brise ce moment suspendu.

— Parfait, parfait. On en a fini pour aujourd'hui, les garçons. On fait un point tout à l'heure ?

J'acquiesce, parachuté dans une autre dimension. Mon souffle est court, mon cœur bat fort. Je jette un dernier regard au dénommé Jacob.

Battements de cœur à l'unisson.

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant