10.1. « Tu es à moi maintenant »

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LUAN

Ces dernières semaines m'ont aspiré dans l'œil du cyclone. Et cette catastrophe naturelle porte le nom maudit de Jacob.

Allongé dans mon lit, en cette fin de journée de mars, je tente de poursuivre la lecture du roman. Mon esprit tourne au ralenti, encore embrumé par les images de ce baiser. La rugosité de ses lèvres impatientes, son parfum suave... Des frissons me traversent à l'évocation de ce choc brûlant. Moment d'égarement qui flotte entre nous, aussi imposant qu'une montagne qu'on prétend pourtant ne pas voir. Et tout ce bazar vient de moi : j’ai perdu mon sang froid et me suis pratiquement jeté sur sa bouche. Pour la seconde fois, c'est ça, vous suivez...

Qu'est-ce qui m'a pris ?

Je me sens coupable de l'avoir embrassé avec la langue, alors que rien ne m'y obligeait. La faute au roman de Jodie. Cette première lecture érotique n'est pas sans conséquences. Sur les pages, Jacob se matérialise à mon corps défendant. Je l'imagine parfois m'embrasser, j'entends le froissement d'un vêtement qu'on m'ôte, dans le silence de nuit. Des pauses régulières dans ma lecture sont nécessaires, sous peine de sentir une fièvre me gagner. Des sentiments confus et inédits s'éveillent. Cette curiosité de la sexualité entre deux hommes était-elle en sommeil tout ce temps, tel un volcan endormi ?

Pendant ces épisodes de trouble, Olivia m'accompagne en pensées mais elle s'estompe aussitôt, incapable de s'y fixer. Difficile de concevoir qu'une femme si désirable me laisse de marbre, mais il n'y a rien à faire. J'enfouis ma tête dans l'oreiller, accablé.

De mes réserves à devenir complètement Liam, ne reste que quelques grains de sable qui s'accrochent encore à ma peau. Je prie que le public tombe sous le charme de notre alchimie, de notre duo. Cette pression est le coup de fouet sur le dos d'un esclave qu'on force à avancer. Par-dessus tout, c'est à moi-même que je veux prouver des choses. Une voix, venue de je ne sais quelle contrée, tente une percée dans ce voile de déni. « Tu ne vas pas me faire croire que tu ne mourais pas d'envie d'embrasser Jacob ? » siffle-t-elle, narquoise.

Alerte émotions déréglées.

Notre rituel nocturne ne m'aide non plus pas à y voir plus clair ; sa voix vibre chaque soir dans le creux de mon oreille, à travers le téléphone. Il me confie son amour de la musique ou encore son rêve de détenir son propre label. Il me révèle aussi son goût pour les mangas, notamment One Piece auquel il voue un véritable culte, et toutes sortes de plaisirs geek. Je n’aurais pas forcément imaginé mon charismatique partenaire, si adulte et responsable, en amateur de bandes dessinées japonaises. Cette touche d'innocence m'attendrit. Au détour de cette légèreté, il laisse entrevoir quelques indices plus lourds sur sa famille, son enfance, son Texas agrafé à son ADN.

Devant son aisance à parler de lui, mon traditionnel mutisme bat en retraite et je me livre peu à peu. Jacob connait désormais quelques-unes de ces facettes que je ne crie pas sur tous les toits, par peur de me révéler tel que je suis, un enfant des montagnes de Thaïlande qui n'a jamais vraiment grandi : Luan, vingt-deux ans, fan de super-héros, de hip-hop et de jeux vidéo. Adore dormir, peu loquace, pétri de doutes, souvent impulsif, impatient, très gourmand.

Jacob fait tant d'efforts pour m'apprivoiser. Grâce à lui, je me sens plus fort, et en même temps plus vulnérable.

Je soupire, las, finissant par abandonner le livre et optant plutôt pour le visionnage de vidéos sur Youtube. Dans mes recommandations, des cover musicales de Jacob. Voilà qui ne va pas arranger mon état. Je lance un contenu au hasard, une reprise acoustique d'une chanson d'Ed Sheeran. Ses longs doigts cerclés de bagues grattent les cordes de sa guitare, aériens et précis, maîtrisant pleinement l'instrument. Il fixe l'objectif et je me sens alors tout petit devant tant d'intensité. Bel et bien une mauvaise idée.

C'est à ce moment que la sonnerie de mon appartement retentit. Je ferme l'écran de mon ordinateur d'un geste précipité, pris en flagrant délit. Il doit s'agir de Georges, le compagnon de ma manager et accessoirement le directeur de l'agence qui gère ma carrière. Il avait promis de passer me saluer ces jours-ci.

Quelques années en arrière, alors que j'écumais les castings accompagné d'une May encore novice dans le domaine, le destin a mis Georges sur notre route. Un lien indivisible s'est tissé entre nous, conduisant même May et Georges à se jurer un amour éternel. Cette fine équipe est ma deuxième famille.

J'ouvre la porte. Georges attend dans l'embrasure, un grand sourire aux lèvres. Sa bonhomie naturelle pourrait réconforter le plus morose des hommes. D'une main, il tient un énorme gâteau à la crème, de l'autre, il lisse sa moustache poivre et sel.

— Georges, c'est quoi ça ?

— C'est pour toi, mon garçon !

Il entre dans ma chambre étudiante, retire son chapeau de gentilhomme et dépose son colis sucré sur ma petite table basse.

— Tu as un couteau, quelque part ?

— C'est en quel honneur ?

Je reste immobile dans l'entrée, pris au dépourvu par l'enthousiasme démesuré de Georges, comme toujours.

— Mais en ton honneur, voyons ! Pour te récompenser. On n’a pas eu l'occasion de fêter ça, encore. J'ai été tellement occupé avec l'accueil des nouveaux talents en début d'année, je t'ai un peu délaissé. Alors je voulais me faire pardonner.

Georges me fait ses yeux de merlans frits.

— Merci, Georges...

— May et moi sommes si fiers de toi. On va bien veiller sur toi, Lu.

— Du calme, freiné-je. Je vais peut-être tout faire foirer et cette folie ne sera plus qu'un lointain souvenir.

Ces deux-là voient enfin leur petit poulain faire ses premiers pas dans la cour des grands, alors ils s’emballent. Moi, je préfère me concentrer sur mon travail et modérer mes espoirs. Vigilance.

— Je t'interdis de dire ça ! Jodie, Jacob... On a une équipe de choc, je te rappelle. Sans te compter toi ! Ça va être un carton. Donc non, nous n'allons pas nous calmer de sitôt, se réjouit-il. Tu vas t'en sortir comme un chef. Du gâteau ?

Il coupe une part de dessert et, sans même attendre ma réponse, l'engouffre avec appétit.

— Pas très faim.

— Bah alors, quelque chose te tracasse ? Raconte tout à Georges, qu'est-ce que j'ai loupé ? Personne ne te fait des misères, au moins ? demande-t-il, inquiet, en léchant la crème sur ses doigts.

— Je suis juste un peu fatigué, mais tout se passe à merveille.

Si tu savais.

— J'espère que tu es prêt. Je suis venu t'annoncer la nouvelle, vous avez récupéré votre retard sur le planning. Le tournage commence demain.

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant