23.1. « Laissez-moi être égoïste »

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LUAN

« Mes nuits sont devenues jours,

Depuis que tu m'as offert ton amour. »

Ces paroles lourdes de sens s'insinuent entre les ronces de mes pensées, tel un écho sans fin. Dans tous mes états, j'arpente la loge de long en large. Une vague arrive sur moi, immense ; je dois la survoler comme un surfeur aguerri, ou la laisser me prendre... Et me noyer.

Dans ma famille, on ne se dit jamais je t'aime, c'est une sorte de règle tacite. La pudeur comme héritage. Jacob, lui, ne fuit pas devant le déferlement des grands sentiments. C'est un artiste complet, doué de poésie, doué de mots... Je me sens comme un gosse inapte à l'amour, désarmé. Est-ce que je suis à la hauteur ? Jacob a atteint le sommet d'une montagne que j'ai à peine commencé à gravir.

Sa déclaration, car je le connais assez pour savoir que c'en était une, me désarçonne complètement.

Une clameur intense s'élève dans la salle, bouquet final signant la fin du concert. Peut-être que je peux encore me cacher dans le dressing pour éviter la confrontation avec celui qui m'a propulsé vers une nouvelle version de moi-même, une sorte d'animal farouche pas encore tout à fait apprivoisé. May, occupée à pianoter sur son téléphone dans un coin de la pièce, ne manque rien de mes soubresauts intérieurs.

— Tu vas rester en place, à la fin. Pourquoi tu es si nerveux ?

— Pour rien.

Je décide de m'asseoir et me fais violence pour retrouver un semblant de contrôle sur moi-même. Ma jambe tressaute malgré moi.

— C'est Jacob qui te met dans tous tes états ? hasarde-t-elle, impertinente.

— May ! Je t'en pose des questions ?

— Eh bien tu devrais, mon cher. J'aurais peut-être quelques conseils pour toi.

Alors là, elle pique ma curiosité.

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

Elle soupire, comme si j'avais atteint sa patience, et s'installe près de moi, sa main parfaitement manucurée calme ma jambe folle. May n'a jamais quitté mon paysage. À chaque étape de ma carrière, de mon voyage, elle était là, discrète mais essentielle, telle une couleur primaire. Au sujet de mon idylle secrète, je ne l'ai pas mise dans la confidence. Là d'où je viens, quand on présente son partenaire à ses proches, ça ne signifie qu'une chose : le mariage, ou du moins la longévité. Et j'ai déjà tout gâché avec Olivia. Comment expliquer que j'ai remis le couvert si tôt, avec un homme ? Cela dit, ma manager est trop maline pour se laisser aveugler.

— Tu sais, quand Georges m'a fait sa déclaration, j'ai fui, révèle-t-elle.

— Je ne savais pas...

— Aimer un occidental, la différence culturelle, les préjugés de ma famille... J'étais terrifiée.

— Comment tu as dépassé ça, alors ?

May sourit, amusée par mon intérêt inédit pour sa vie amoureuse.

— Je n'ai pas pu rendre ses sentiments à Georges.

— Tu l'as repoussé ?

— Au départ, oui. C'était trop tôt pour moi. Georges a entendu mes réserves. Je lui donnais des signes à mon rythme. On a tout simplement respecté nos limites, et les choses se sont résolues d'elles-mêmes avec du temps, de la patience et de la compréhension.

— Aussi simplement que ça ?

— Aussi simplement que ça.

— Pourquoi tu me racontes ça, de toute façon ? je reprends, affectant de ne pas saisir le parallèle avec ma propre relation.

— Oh, pour rien. C'est juste une anecdote sur l'amour. Personne n'est obligé d'avancer à la même cadence, tu sais.

Je détourne le visage, méditant ses sages paroles. May pousse le curseur de ma résistance à ses allusions d'un cran en fredonnant la chanson de Jacob, sourire en coin. Je lui lance une œillade noire, qui ne parvient qu'à redoubler son hilarité. La porte s'ouvre alors sur mon musicien, plus beau que jamais, auréolé du succès de ce premier concert et de ses sentiments tout juste dévoilés. Je ne vois que lui, à tel point que je n'ai pas remarqué que May nous a laissés en tête à tête. Il avance vers moi, referme derrière lui.

Ses yeux brillent d'un éclat surnaturel. Des mots perlent au bord de ses lèvres. Des mots que je peux presque voir se dessiner dans l'air ; il me suffirait de tendre les doigts pour les attraper au vol comme des papillons. Il les retient pourtant en avisant ma posture nerveuse, mon agitation maladroite. Il paraît gêné, coupable. Je me lève pour enlacer l'enfant au fond de lui, l'enfant bardé d'insécurités qui le submerge parfois, hurlant sans bruit d'être consolé.

— Luan, je...

D'un doigt sur ses lèvres, je suspends ses mots juste avant qu'ils ne s'échappent, puis les cueille directement à sa bouche. À travers ce baiser tendre, je lui intime ma volonté de silence, mais aussi ma compréhension, mon abandon muet. L'évidence, parfois, se passe de paroles.

***

Emmy Awards 2020

Plusieurs mois que la série et lancée, et naturellement, après le succès critique et populaire, la voilà nominée aux traditionnels Emmy Awards. L'année dernière, je n'étais qu'un spectateur parmi d'autres, hors de cette dimension. Cette fois, je me tiendrai au premier rang, prêt à bondir sur scène sous les applaudissements. J'ai plaisir à retrouver toute la bande pour cette cérémonie ; une grande récréation qui me ramène des mois en arrière, au temps du tournage. Comme si rien n'avait changé. Or, tout a changé.

En salle de pause, Jacob m'aide à ajuster la ceinture de mon pantalon, puis il me tire sur ses genoux en entourant ma taille de ses bras solides que j'affectionne avec un plaisir coupable. Aguicheur, il loge sa cuisse entre mes jambes. Une lave commence à se déverser dans mes entrailles, embrasant déjà mon bas-ventre. Je me lève précipitamment pour fuir cette proximité trop dangereuse, en quête d'une distraction aléatoire.

Je rejoins Kyle en coulisses, occupé à faire un live Instagram.

— Luan, tu arrives au bon moment. Une internaute demande si ton cœur est libre ?

Pris de cours, je ne sais quoi répondre, mais j'ai comme l'envie d'attiser Jacob qui m'emboîte le pas. Une juste revanche pour ses attouchements tout sauf inoffensifs. Je me retourne vers lui :

— Jacob, est-ce que je suis libre ?

L'intéressé reste interdit quelques secondes, cerné par ma provocation éhontée.

— Certainement pas ! se scandalise-t-il.

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant