14.4. « Disparaître entre ses bras »

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— Pitié, dites-moi que vous êtes prêts ?

Sam masque très mal son anxiété. Notre conflit est sur toutes les lèvres depuis deux jours, et aujourd'hui nous filmons la scène capitale. Le réalisateur nous examine de haut en bas, aux abois, à la recherche du moindre indice révélant une amélioration. Nos corps relâchés et le bras possessif de Jacob autour de mes épaules parlent d'eux-mêmes.

— Ah ! Je vois que vous êtes réconciliés. Mazel tov !

Il soupire exagérément : ses deux acteurs principaux ne vont pas ruiner sa production, en fin de compte. Soulagé, il nous montre le parcours à exécuter dans la chambre, une Jill fantomatique sur les talons, bien trop souvent au chômage technique par notre faute.

— On la joue comment ? s'enquiert Jacob.

L'expression de Sam s'enlumine de malice. Quel mauvais coup prépare-t-il ?

— Improviser, ça vous dit ?

Je me raidis. Après tout ce qu'on a traversé, je suis à fleur de peau, quelque part entre un gouffre sans fond et un pic de montagne.

— Je pense que ça pourrait donner quelque chose d'intéressant. Surtout après votre dispute, vous êtes tout en tension, là, j'ai envie d'exploiter ça, bourdonne-t-il en remuant les doigts, mimant une électricité imaginaire.

Suivre des directives, c'est programmatique, sécurisant, dans le cadre. Infuser à nos personnages nos propres gestes, nos hésitations, nos troubles, c'est pénétrer là une dimension différente, souterraine. C'est plus intimidant, plus risqué. Et peut-être un peu excitant, aussi. Une montée d'adrénaline irrigue mes veines.

Jacob discute avec l'équipe, Jill le conseille, je crois. Je suis perché sur une autre galaxie, entre la peur et la tentation, et cette culpabilité tenace qui écrase toute émotion dissidente.

— Alors, on relève le défi, petit Luan ?

Sa voix, un murmure lointain, écarte les nuages de mes pensées. Je fixe ses lèvres, incertain. Le sourire de Jacob. J'ai envie de le mettre sous verre. De le garder avec moi, toujours. Vais-je finalement l'ouvrir, cette porte sur l'inconnu ? Toutes mes actions seront associées à Liam. Je n'ai qu'à m'abandonner dans les bras de Ja... Nate. Dans les bras de Nate. Je ne sais pas ce qui me pousse à accepter cette folie.

— OK.

***

« Et... action ! »

Le moteur de la caméra s'efface, assourdi par l'écho de mon cœur.

Jacob s'approche derrière moi, à pas de loup. Ça y est, son souffle lèche ma nuque, qu'il embrasse du bout des lèvres. Sa chaleur, son parfum, m'étourdissent déjà. Je pivote, il m'enlace. Ses baisers pleuvent en douceur sur mon front, mes paupières, mon cou. Je ne m'attendais pas à une telle tendresse. Dans les gestes de Nate, je ne ressens que Jacob ; son inquiétude à mon égard, suite aux évènements de la veille, son chagrin après notre dispute, sa détresse d'avoir cru me perdre ? Sous la délicatesse, couve une ardeur douloureuse. Je le devine à sa respiration profonde. Je retire sa chemise, la fais glisser le long de ses bras. Ses larges épaules, habillées d'un débardeur, se découvrent.

Nos lèvres se rencontrent, le plus naturellement du monde, comme deux parties d'un tout. Nos bouches se cherchent, s'entrechoquent et se reconnaissent. Jacob me soulève et me blottit contre son torse pour me déplacer dans la pièce. Cette impression de vulnérabilité, mais aussi de protection incomparable, me troublent violemment. Est-ce que j'aime ça ?

Nous ne cessons jamais de nous embrasser, oubliant jusqu'à l'équipe de tournage qui retient son souffle. Sur le lit, Jacob me fait asseoir sur ses cuisses, face à lui. Ses mains se faufilent sous mon tee-shirt, glissent de la naissance de mon dos à l'orée de ma nuque. Je gémis tout bas, renversé par ces sensations nouvelles. Pour la première fois, Jacob prend possession de tout. Mes cheveux, mes paupières, mon nez, chaque parcelle de ma peau est bénie par son toucher magnétique.

Je le bascule et m'allonge sur lui. À la dernière seconde, seulement, ma réplique fuse :

« Et si on échangeait les rôles ? » suggère Liam, effronté.

Nate ébauche un sourire narquois, résolu à ne rien céder. Il me retourne, m'enferme sous son corps autoritaire. Jamais Jacob et moi n'avons connu telle proximité. Qui est-il ? Nate ? Jacob ? Est-ce Jacob qui vient de me plaquer brutalement sur le matelas ? Des frissons mordent mon épiderme. Plus préoccupant encore, mon sexe se dresse dans mon short de plage. La situation m'échappe, bien trop excitante.

« Je vais te faire mien, ce soir... »

Cette phrase de Nate, prononcée par la voix de Jacob, m'achève. Une salve de désir se plante pile entre mes reins ; des fantasmes insoupçonnés s'éveillent. Mon membre pulse plus fort, je n'ai plus l'énergie de me ressaisir. Mon partenaire se redresse pour enlever son haut, puis il répète ses caresses, cueille mes lèvres sans retenue. Je me dissous, soudé au buste de Jacob, à son ventre, ses jambes puissantes.

Je le sens partout, sur moi et autour de moi. En cet instant suspendu, je ne souhaite rien d'autre que disparaître entre ses bras.

Sur ma hanche, quelque chose de dur, soudain.

Oh mon dieu.

Je ne rêve pas.

Jacob me désire. Il me désire vraiment ! Comment ignorer son envie quelque peu encombrante ? Je dirais même, très encombrante... Ma raison s'envole. Je me consume.

« Et... coupez ! »

Que-quoi ?

Tout s'arrête. Au creux de mon cou, mon partenaire reprend son souffle. Je suis figé, mais tout vacille à l'intérieur.

— On la garde, c'était... Je n'ai pas les mots, vous êtes vraiment faits pour ça. Les spectateurs vont vous adorer, s'enthousiasme Sam. Reprenez-vous, nous, on a des plans de coupe à faire.

J'entends l'équipe se faufiler à la hâte, tout aussi gênée que nous, le matériel laissé en plan.

— Est-ce que ça va ? me chuchote Jacob, qui n'ose briser notre bulle d'intimité.

Je hoche la tête, muselé d'émotion. Il embrasse pudiquement mon front. Je ne réagis pas. Il se détache alors et s'assoit, recroquevillé au bord du lit. L'absence de sa chaleur corporelle creuse un trou béant.

— Je suis désolé, largue-t-il tout bas.

— Jacob...

— Je me suis un peu emporté, je crois.

— Oh... Ce n'est rien. Ça arrive, je suppose. Moi aussi, en fait, balbutié-je.

— Luan, je...

— Oui ?

Il lève vers moi un regard aussi brillant qu'un clair de lune.

— Jouer ensemble, c'est étourdissant, tu sais ?

Je suis pétrifié, noyé d'émotions contraires.

— Je me perds, avec toi. Merde.

Sa tête tombe entre ses paumes ouvertes. Je me liquéfie à cette confession. Ses yeux s'ancrent timidement aux miens, suppliants. Puis, sans crier gare, il se met à saigner du nez. Les chutes du Niagara, couleur pourpre, impossibles à endiguer malgré une armée de mouchoirs. C'est la panique. L'infirmière prend finalement le relais.

Je laisse Jacob à ses soins et vais marcher sur la plage, la tête peuplée de doutes, les mains tremblantes, les lèvres cruellement imprégnées du goût de ses baisers. 

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant