19.1. « Le centre de son monde »

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JACOB

Je lui ai toujours dit « tu peux le faire, Luan ».

Et il l'a fait.

Il est sorti de sa petite forteresse pour conquérir le public ; je suis fier comme un maître d'arme qui voit son élève célébrer ses premières batailles. Je n'ai qu'une envie, là, l'embrasser à n'en plus finir. Impossible. Il n'est pas prêt à se mettre en insécurité pour moi, et je ne vais pas le lui reprocher. J'ai mis le temps à accepter mes sentiments ; rien n'est moins raisonnable que deux hommes dans l'industrie du divertissement, où l'homophobie s'accroche malgré les apparences. Je sais ce que c'est, aussi, la peur de décevoir ses parents. Même si je me targue d'avoir dépassé ça, c'est toujours ancré, là, quelque part.

Après le show, pendant que le staff débarrasse la salle et que le public se disperse, je lui offre son cadeau : une figurine d'un dessin animé dont il raffole. Nous n'avons même pas pris la peine de quitter la scène pour nous réfugier dans un endroit plus intime.

— Je l'adore ! Il ne fallait pas...

— C'est ton anniversaire. C'est important. Tu es important.

Il rougit, baisse la tête. Mes cordes sensibles vibrent toujours autant sous l'effet de sa charmante timidité.

— Tu t'en es bien sorti, tu sais.

— Ne te sens pas obligé de prendre des pincettes. Ma voix était encore trop instable. Quelle idée, de me transformer en pop star.

— Bienvenue dans le show-business. Et ne te compare pas aux autres, juste à toi-même. Tes progrès sont énormes.

— C'est grâce à toi.

Le bout de ses doigts effleurent le dos de ma main.

— C'est grâce à ton travail, à personne d'autre.

— Merci d'être là... chuchote-t-il.

Est-ce la lumière trompeuse des projecteurs ou une lueur indéchiffrable tremble au fond de ses prunelles ? Il se mord la lèvre, cherche manifestement ses mots.

— J'ai quelque chose à te dire, après. Quand nous serons seuls.

Une multitude de scénarios me traversent l'esprit. Quelle que soit l'issue, j'ai l'impression que je n'oublierai pas cette soirée de sitôt. Je n'ai pas le temps de céder davantage aux sirènes folles de mon imagination, la famille de Luan vient vers nous.

Oh, non. Je suis mal. Luan n'a pas l'air plus confiant.

— Voici ma sœur, Saraï, et ma mère, Suree.

Luan possède les traits de son père, mais le charme gracieux de sa mère.

— Enchanté, dis-je en joignant mes mains en signe de prière, dans le respect de la tradition thaïlandaise.

Me voici aussi nerveux que devant la Cour suprême.

— J'ai entendu que vous avez été un bon mentor pour mon fils, alors merci, déclare la mère de Luan, tout en retenue.

Saraï me traduit les propos de Suree, pendant que Luan se liquéfie d'embarras. Si j'ai bien compris, il ne s'est jamais ouvert à eux sur la nature de notre série, seule sa sœur les a mis dans la confidence. Toute cette situation sent le tabou à plein nez, l'atmosphère est lourde. Leur présence ici, pourtant, ne prouve-t-elle pas leur soutien ? Mon père ne mettrait l'orteil à aucun de mes événements.

En coulisses, les réjouissances se poursuivent et nous trinquons ensemble. L'espace d'une courte soirée, j'ai l'impression de faire partie de la vie de Luan, d'être plus, d'avoir franchi un nouveau palier dans le labyrinthe de son cœur trop bien gardé. Et, étonnamment, pas de trace d'Olivia...

Devant sa famille, nous n'osons bavarder librement, mais Luan entame un dialogue muet ; il ne cesse de chercher mon attention, son langage corporel trahit son désir de proximité à mon égard.

— Jacob va me raccompagner. N'est-ce pas, Jacob ?

Je scanne la salle, les ballons crevés, les verres renversés, les cotillons qui tapissent chaque recoin, les invités clairsemés : la soirée est bien sur le déclin. Pris de cours par l'initiative de Luan, je promets à sa famille (hébergée par May et Georges), de le ramener sans encombre.

— Merci, Jacob. Nous sommes soulagés que Luan puisse compter sur quelqu'un de mature et gentil dans cette industrie, confie Suree, main sur le cœur.

— Vous pouvez me faire confiance, je veillerai toujours sur lui.

Pourquoi ai-je le sentiment de parler d'autre chose que de la carrière de Luan ?

Pendant le trajet à bord de ma Mustang, il se laisse à somnoler sur mon épaule.

— Fatigué, Cutie pie ?

— T'as pas idée...

— Je vais te laisser dormir dès que je t'aurai déposé.

— Non ! s'écrie-t-il, désormais alerte.

— Tout va bien ? Tu es étrange, ce soir.

La promesse d'une surprise, la fête avec ses proches, les frôlements, les coups d'œil appuyés...

— Jacob, arrête-toi.

— Quoi ?

— Juste une minute. Regarde, c'est si beau, en plus, s'émerveille-t-il, perdu dans la contemplation du ciel à travers la fenêtre.

Non, il n'est décidément pas dans son état normal.

Sous son insistance, je me gare en plein Sixth Street Bridge. En effet, la vue est fabuleuse. Les buildings immenses se découpent en ombre chinoise sur un drap fauve. Dans un coin, une lune brumeuse veille sur cette peinture irréelle, aux nuances de feu. Luan détache sa ceinture et se tourne vers moi, ses gestes sont précipités, empreints d'urgence. Il me fixe, l'air grave, ses doigts pressent mon genoux. Je ne pense pas qu'il voulait s'arrêter pour le paysage, tout compte fait.

— Je ne peux plus attendre pour te le dire.

J'attends la suite, suspendu à ses lèvres.

— Olivia et moi, c'est fini.

Je ne suis pas sûr de bien entendre, mais à mon âge, la perte d'audition serait prématurée.

— Tu es sérieux ? Est-ce que tu vas bien ?

Un amalgame d'émotions m'étrangle. De l'inquiétude pour Luan, bien sûr, mais aussi une satisfaction coupable.

— Oui, c'est on ne peut plus terminé, et ça va on ne peut mieux. Je suis tout à toi, maintenant. Enfin, si tu veux encore de moi...

Mon cœur prend trop de place dans ma poitrine, soudain, comme un ballon gonflé à l'excès, près d'éclater.

— Luan... Évidemment, je te veux tellement fort. Tu es sûr de ton choix ?

J'ai les lèvres sèches, d'un coup, l'impression de devoir me pincer pour vérifier que je ne rêve pas.

— Oui...

Par intermittence, la lune éclaire son visage, dont j'ai envie d'effacer les traces de fatigue laissées par cette soirée éreintante. Je caresse sa joue, si douce.

— Tu as fait ça... pour moi ?

— Je l'ai fait pour moi, Jacob. Car j'ai envie d'être avec toi. Même si c'est difficile. Même si je ne sais pas de quoi demain sera fait. Et même si on se trompe... Tout ce que je sais, c'est que c'est à toi que je pense nuit et jour depuis notre rencontre.

Sa tête repose contre mon front, il lâche prise.

— Et moi qui croyais que tu n'étais pas doué pour les déclarations... soufflé-je dans un rire.

— Crois-moi, je ne suis pas doué, alors ne t'habitue pas trop.

Je pouffe nerveusement, les paupières closes, laissant les prémices d'un bonheur inédit infuser chaque cellule de mon corps. Nous restons ainsi, en silence, pendant des minutes infinies. Les lumières de la nuit scintillent sur nos visages. Nos mains s'entrelacent.

— Jacob ?

— Hum ?

— Tu peux me le dire, maintenant, la partie de mon corps que tu préfères ?

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant