22.2. « Une déclaration d'amour »

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— Ça va aller, murmuré-je à son oreille.

Je berce un Luan absent, sonné. Pour le dérober aux curieux qui nous cernent déjà, je l'entraîne jusqu'à notre loge. La mine blême, il se recroqueville sur la banquette. Je m'installe derrière lui, un bras possessif lacé autour de son ventre. Sur sa nuque, je grave un doux baiser. Nous restons là, muets. Des autographes à signer nous attendent, eh bien qu'ils patientent.

— Merci, Jacob, prononce-t-il d'un filet de voix.

— Tu t'es débrouillé tout seul, comme un chef.

— Merci d'être là, tout simplement.

— On est une équipe. On est Jacob et Luan, tu te rappelles ?

Il rit tout bas.

— Tu as raison.

— Peu importe ce qui arrive, je serai là, comme un point d'ancrage.

Luan faufile ses doigts entre les miens. Par ce simple geste, il me transmet sa confiance, et plus encore. On toque à la porte. Dans l'embrasure, Phil affiche un air penaud, gêné d'infiltrer notre intimité.

— Les garçons ? Je suis désolé de vous déranger... Mais il va falloir y retourner.

— On arrive, Phil. Laisse-nous cinq minutes.

Mon manager s'éclipse, sourcils froncés, manifestement soucieux.

— Ça va mieux ? Tu as passé le plus dur. Les choses vont se tasser, maintenant.

— J'ai envie de dormir.

— Ça ne m'étonne pas de toi. Allez, encore une heure et le calvaire est fini.

Luan se retourne et s'étire, son ventre se dévoile sous sa chemise. Je ne peux me retenir d'embrasser ce ruban de peau soyeuse, promesse de tant de douceur et de volupté.

***

Aujourd'hui est un grand jour, puisque je me marie ! Sauf que je n'ai jamais fait ma demande à Luan, réclamé sa main à sa famille, ni même acheté d'alliance. Malgré l'artifice de la démarche, j'éprouve une émotion ambivalente. Dans une autre vie, j'aurais peut-être embrassé cette normalité prosaïque : déambuler au grand jour, ma moitié au bras, à cœur ouvert. Je secoue la tête. Impossible. Entre le triomphe de l'amour et de la carrière, il faut choisir. Et ce choix, tu l'as fait il y a longtemps, Jacob.

À travers la fenêtre du bungalow loué à l'occasion du tournage, une jungle végétale s'étale à perte de vue. C'est ici, au sein de Los Padres National Forest, véritable havre luxuriant situé à deux heures de Los Angeles, que le faux mariage se tiendra. Luan se glisse dans la pièce, vêtu d'un costume blanc. Son élégance m'éblouit.

— Qui t'a autorisé à me regarder comme ça ? Nous ne sommes pas encore mariés que je sache, plaisante-t-il.

Depuis le scandale, il retrouve peu à peu son éclat solaire, après avoir goûté à la noirceur. Ce genre d'expérience médiatique ne s'oublie pas. Je l'attrape par la taille pour l'attirer à moi.

— De quelle manière je te regarde, au juste ?

— Comme si tu voulais me manger.

— Peut-être bien, ronronné-je dans le creux de son épaule. Et mariés ou pas, tu es à moi, je te rappelle.

Je lui mords le cou pour sceller cette évidence.

— Jacob ! me repousse-t-il gentiment. Tu vas laisser une trace. Tu sais que je marque vite.

— Désolé, me calmé-je.

— Où est ma bague ?

Je lève un sourcil.

— Pfff, incapable de faire les choses correctement, cher mari, me blâme-t-il.

— Si tu continues à me chercher, tu vas me trouver...

Mes mains descendent lentement dans la courbe infernale de ses reins, puis empoignent ses fesses à se damner, quand la porte s'ouvre brusquement. Nous nous éloignons à regret, tels deux criminels pris en flagrant délit. Luan fait mine d'ajuster ma cravate.

— Je ne savais pas que tu étais là, Luan. J'aurais dû frapper.

Phil traverse la chambre et dépose quelques affaires près du lit. Du coin de l'œil, il guette. Je suppose qu'il n'est pas dupe, bien qu'il n'ait jamais osé la moindre allusion.

— Luan, May te cherche, au fait, l'informe-t-il.

Je ne rate pas l'expression dépitée de mon « fiancé », appelé à d'autres obligations. May et Georges font figure de parents de substitution, pour lui. D'ailleurs, ils sont particulièrement proches de Suree et Niwat. Je les soupçonne d'être deux espions en mission, et me méfie des informations qui pourraient traverser la frontière... J'avais espéré une nuit à deux, au cœur de ce cadre si romantique. Tout bien réfléchi, il ne vaut mieux prendre aucun risque. Je soupire, las.

Phil me fixe. Ses orbes insistantes me percent à jour.

— Vous devriez faire attention, m'alerte-t-il.

— Plaît-il ?

Je feins l'ignorance. Il se contente de m'offrir un clin d'œil mystérieux avant de m'abandonner à mes préoccupations. Merde. Les parents de Luan me font confiance. S'ils apprenaient la véritable nature de notre lien, je doute qu'ils sauteraient de joie. Leur fils, en couple avec un homme, proche de la trentaine, qui plus est... ? Aïe. Un coup d'œil à ma montre m'apprend qu'il est l'heure du tournage, remisons ces angoisses à plus tard.

Un vif émoi me saisit lorsque Luan emprunte le chemin boisé pour me rejoindre sous l'autel, au creux de ce décor champêtre. Quand je pense que j'ai failli manquer cette audition, que j'ai failli manquer Luan. Le destin en a décidé autrement. Le premier jour de notre rencontre assiège ma mémoire : il était là, assis seul dans cette salle, perdu dans son propre monde, un monde dans lequel j'ai finalement été convié. Et je le préfère largement à mes enfers.

Le prêtre-acteur énonce les mots fatidiques : « voulez-vous l'épouser ? »

Nos mains se joignent. À l'intérieur de ses prunelles, je lis notre passé, embrasse notre présent, et devine notre futur, tel un livre écrivant ses pages au fur et à mesure. Je sais d'avance que notre scène confondra le public, un nouveau jeton dans leur machine à fantasmes.

« Jacob joue si bien, ils ont l'air vraiment amoureux ces deux-là, non ? »

À ce moment précis, je ne joue pas.

Le pépiement joyeux des oiseaux habille le silence, le soleil couchant baigne le visage de mon amant. Il a l'air ému, lui aussi. Est-ce simplement pour la caméra ? Selon les indications du réalisateur, ses lèvres effleurent les miennes, un tiède rayon de soleil nous caresse...

— Et cut !

Notre bulle crève soudainement, rattrapée par la réalité crue du plateau et ses témoins voyeuristes. L'envers du décor m'explose à la figure ; un miroir brisé en mille morceaux. The Truman Show. Une sorte de rage inattendue se propage sous ma peau. Qui n'affectionne pas ces spectacles romantiques, hein ? Deux beaux garçons ensemble... une image qui fait palpiter les cœurs, sans oublier les portes-monnaie. La production gagne une montagne de dollars sur notre dos ; vendre un amour de pacotille pour des ambitions capitalistes, ce n'est que ça, pour eux.

Pas pour moi. Mon amour pour Luan n'a rien de factice, bon sang...! J'aimerais pouvoir le hurler à pleins poumons à la face du monde. Je me répugne de livrer mes sentiments en pâture, comme une vulgaire fantaisie. Des sanglots de frustration m'obstruent la gorge. Luan me considère avec incompréhension. Je n'ai aucun droit de l'embrasser, ni de suivre l'élan de mon cœur, à part quand il s'agit d'une putain de publicité.

Je quitte le plateau sans un mot.

The Making-of UsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant