La formation de Tendaguru, Tanzanie
Abi aperçut au loin le site de Tendagaru, exactement comme elle l'avait laissé plus tôt ce matin, confié aux soins de ces chasseurs modernes de fossiles. Le processus de fouille était une véritable danse chorégraphiée, où chaque mouvement méticuleusement calculé préservait l'intégrité de leurs trouvailles si fragiles. Les archéologues s'agenouillaient avec précaution, scrutant chaque grain de sédiments en quête de signes révélateurs. Leurs mains expertes glissaient doucement sur la roche, délicatement, révélant les secrets du passé qui prenaient forme sous leurs yeux.
Découverte en 1906, cette formation géologique continuait de surprendre, révélant une incroyable diversité de fossiles. Leurs efforts se concentraient à présent sur deux catégories captivantes : les fossiles humains et préhumains, offrant un aperçu de l'évolution. Sans oublier les fossiles de dinosaures. Y compris celui du célèbre Brachiosaure, un squelette de plus de douze mètres de hauteur, éblouissant, donnant accès à un monde disparu depuis longtemps.
Armés de pinceaux délicats et de burins habiles, ces chercheurs minutieux travaillaient avec une patience infinie pour extraire ces trésors enfouis dans les strates rocheuses millénaires. Les archéologues travaillaient avec une passion contagieuse, sauf pour Abi qui n'avait jamais attrapé cette fièvre, au plus grand dam de son père. Abi ne voulait pas être simplement la fille d'un archéologue. Elle ne voulait pas être comme son père. Cet homme qui enviait jalousement la découverte fictive du célèbre John Hammond. Elle avait beaucoup de mal à comprendre l'intérêt que pouvait porter certains sur ces choses qui n'était plus. Alors qu'elle préférait se consacrer au présent qui l'entourait.
— Te voilà enfin, le quinquagénaire dont la peau trahissait ses nombreuses années de travail au soleil la toisa de bas en haut, je peux savoir ce qui t'est arrivé pour te retrouver dans cet état ?
Ses cheveux poivre et sel étaient légèrement ébouriffés, souvent balayés par le vent du chantier de fouille. Une barbe de quelques jours ornait son visage. Il portait des vêtements fonctionnels, un pantalon de toile et une chemise à manches longues, conçus pour résister aux rigueurs du terrain. Ses traits se déformaient toujours en un rictus indéchiffrable chaque fois qu'il apercevait sa fille unique.
Abi tourna sur elle-même avec fierté comme un mannequin de podium pour qu'il puisse voir l'étendue des dégâts. Elle aurait aimé avoir avec son père cette relation complice où il serait fier de savoir que les grands guerriers Massaï appréciaient s'entraîner avec elle pour la chasse. Mais ce n'était pas le cas. Alors elle lui sourit avec une bien meilleure réponse en tête :
— J'avais emprunté ton assistant et nous nous roulions gaiement dans les fouilles antiques si tu veux tout savoir. Je ne te ferai pas un dessin.
Samuel, dans une grimace, vira au rouge. Même si son futur beau-père était plus que ravi qu'il rejoigne la grande famille Leakson, Samuel aimait être discret et supportait encore moins que leur relation soit dévoilée avec provocation. Il connaissait sa fâcheuse tendance à chercher sans cesse son père. Il mettait ça sur le compte de l'absence de toute figure parentale durant son enfance. Entre une mère qui avait quitté le navire et un père trop souvent occupé, Abi avait consacré son enfance à parcourir le monde, apprenant à se débrouiller seule, le plus souvent avec l'aide des populations locales.
Il espérait qu'elle prendrait vite en maturité, non pas forcément pour se conformer à ses attentes, mais pour s'épanouir pleinement et au passage enrichir leur lien déjà si prometteur. Il avait beau l'aimer, il ne mentirait pas si on lui demandait les pires défauts de sa fiancée, il avait déjà sa petite liste en tête.
— Nous avions entamé des fouilles plus loin quand Abi est tombée, vous connaissez sa maladresse. Réajusta-t-il gêné.
— J'espère que cette brainless* n'a rien cassé cette fois-ci !
La brainless* en question se plaça entre les deux hommes pour récupérer un peu d'attention. Elle ne relevait même plus ces surnoms affectueux dont il l'affublait.
— Juste un coccyx, rien de grave.
Il souffla d'exaspération, espérant que ce fameux coccyx était le sien, et non l'une de leurs précieuses trouvailles.
Mike Leakson avait beaucoup de mal à comprendre sa propre fille. Lui pour qui l'évolution de l'Homme n'avait aucun secret, c'était un comble. Elle lui faisait tant penser à son ex-femme. Elle qui l'avait quitté, lui laissant comme seul souvenir, un bébé qui s'était révélé bien plus tard être insupportablement casse-pied. Il aurait tant aimé qu'elle lui ressemble plus, mais la science et l'histoire ne semblaient pas l'intéresser, ou de très loin. Au fond, elle tenait un peu de lui, elle possédait la force intérieure et la détermination nécessaire pour surmonter tous les obstacles qui se dressaient sur son chemin. Sa passion pour l'aventure était sa force, mais de ce côté-là, Mike préférait faire l'aveugle.
— Samuel voulait que je vienne te dire au revoir avant que nous repartions pour l'Angleterre.
— Le désert de Gobi, rectifia Samuel.
Son fiancé, à ses côtés, se tenait droit, fier comme un paon, cette idée de voyage en amoureux pour fêter leurs fiançailles était de son initiative. Abi n'aurait certainement pas choisi cette destination, même si l'histoire de ses ancêtres l'y rattachait. L'assistant/fiancé emprisonna ses épaules de son large bras.
— J'espère de tout cœur que cette excursion saura réveiller en toi l'amour de la paléontologie.
Mike Leakson priait pour que le souhait de Samuel se réalise.
— Qui sait ? Peut-être aurais-je une vision de papi Leakson, s'esclaffa-t-elle.
Samuel connaissait la corde sensible de son supérieur. Si le professeur Mike Leakson s'était lancé dans cette profession, c'était avant tout pour perpétuer la lignée de paléontologues. Son grand-père avait été l'un des premiers à se rendre dans le désert de Gobi pour y dévoiler les plus majestueux ossements jamais trouvés à cette époque.
— Fayot ! chuchota tendrement Abi à son oreille.
Il lui répondit d'un clin d'œil, sachant pertinemment marquer des points auprès de son futur beau-père grâce à ce voyage.
Samuel avait préalablement rassemblé leurs bagages et les montait dans le Range Rover, tandis qu'Abi faisait ses aurevoirs à l'équipe de scientifiques. Malgré son aversion pour tout ça, ils allaient tous terriblement lui manquer, comme à chaque fois qu'elle s'éloignait de cette grande famille totalement loufoque à ses yeux. Son père l'attrapa par la manche et la supplia entre deux baisers :
— Surtout ne gâche pas tout avec Samuel.
— Ne t'en fais pas papa, je prendrai soin de ton assistant adoré.
En quittant le site de fouille fossilifère de Tendagaru, un pincement au cœur l'habitait. Parfois, elle se demandait si son père ne préférait pas son assistant à elle. La colère bouillonnait encore en elle, mais aujourd'hui, ce voyage tombait à point nommé. Abi ressentait le besoin de s'éloigner de son père pour réfléchir et découvrir ce qu'elle souhaitait réellement faire de sa vie. Elle était déterminée à se libérer des attentes des autres. Elle l'espérait, le désert de Gobi serait son refuge, son lieu de transformation et de révélation.