Chapitre 46-2 Un jour tu auras besoin d'alliés fidèles

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Daisyel se proposa de nous guider, Atalaya accepta de bonne grâce, bien qu'elle eut tout à fait été capable de s'en charger. Elle déléguait, ça ne lui ressemblait pas. Lay et Alys prirent place sur les chevaux derrière Atalaya et moi. Riv s’envola avec nos paquetages, puis nous nous enfonçâmes dans la forêt. Les feuillus denses ressemblaient à ceux d'Othien, à ceci près qu'ils paraissaient inertes.

Comme si aucun esprit de la sylve n'habitait ces lieux. Peu de taillis couvraient le sol, ce qui nous offrait peu de cachette, mais permettait au chevaux de conserver un rythme soutenu. Nous traversâmes un ruisseau, puis un second. La Terre sous nos pieds était plus sèche qu'à Othien. De jeunes arbres côtoyaient leurs ancêtres centenaires. Nuls animaux sauvages ne croisaient notre route, mais des serpents aux couleurs vives ondulaient sur les hautes branches et des oiseaux aux longues plumes bleues ou écarlates volaient au-dessus de nos têtes.

Le paysage devint vite monocorde, rien ne venait troubler la quiétude du couvert boisé. Daisyel nous écartait de la civilisation, sans doute était-ce plus prudent. Seul lieu notable, une immense sculpture en pierre d'une pyrie. Ses ailes déployées autour d'un puits inutilisé depuis des années semblaient indiquer une direction. Celle que nous prenions. La Terre des Tamar. La pierre recouverte de mousse et de lierre était incapable de retirer la magnificence de l'ouvrage. Comme tout ce qui provenait de l'ère des Premiers.

— Faut-il y jeter une piécette comme à Tiriabad ? m'enquis-je

Atalaya, qui s'était avancée à pied au bord du puits, secoua la tête.

— La pyrie était le symbole de la Première Eliyen, dite l'intrépide. L'Ordre Méelanien ne se l'est approprié que plus tard. Eliyen offrit les animaux à la Terre-mère, expliqua-t-elle.

La jeune femme poursuivit à l'intention des adolescents.

— Vous avez dû en observer souvent des pyries, à Dishôn. Eliyen est la Première vénérée là-bas. À l'époque où Edonias régnait sur le désert, les pyries vivaient sur la terre mère, il y en avait des centaines de nids disséminés sur le continent. Elles ont disparu en même temps que les Premières.

Lay et Alys se tournèrent vers Daisyel, des étoiles plein les yeux.

— Riv n'est pas une bête de foire, prévint le jeune homme, un sourire en coin.

Nous reprîmes la route, avec une pointe d'excitation supplémentaire. Atalaya avait titillé la curiosité des enfants en ajoutant que les racines au pied du puits appartenaient à la sculpture. Elles signifiaient qu'Eliyen cédait sa place à Isadora. La Première de la sylve protégeait ces terres à partir d'ici. Enfin, elle la défendait, des siècles plus tôt.

Le soir, nous prenions nos repas au coin d'un feu recouvert d'une bulle protectrice. Pas de fumée pour alerter les mages de l'air. Ils étaient déjà assez doués comme ça. Daisyel avait emporté avec lui plus de vivres que nécessaires. Notre camp établi au bord d'une rivière, nous remplîmes nos gourdes à l'eau douce. Les chevaux se désaltérèrent librement. Assis près du feu, les enfants reposaient leur muscles endoloris. Atalaya, Daisyel et moi faisions la conversation. 

— Daisyel t'a entraîné ? interrogea la jeune femme à l'intention de son protégé

— Tu veux que je te montre ? lança Lay au quart de tour

— À Tirawan, nous y serons en sécurité.

Lay grommela pour la forme, mais acquiesça sans protester. Riv se coucha non loin de nous après sa partie de chasse. Seule Alys restait bien silencieuse. La jeune dryade était la plus innocente d'entre nous à se retrouver projetée au milieu de combats dont son pays s’échinait à se maintenir à l'écart.

— Atalaya ? héla-t-elle alors que nous allions nous coucher

La mage de la Terre s’approcha de l’adolescente et s’agenouilla devant elle. Ses prunelles violettes exhalaient la bonté et la douceur.

— C'est la guerre, qui se prépare, pas vrai ?

Atalaya glissa ses doigts dans la chevelure dorée d’Alys avec tendresse.

— Tu n'es pas encore en âge d'y être mêlée, ma grande.

La dryade se dégagea vivement lorsqu'elle lui prit le menton.

— C'est faux ! s’écria-t-elle. Tu le sais. J'étais là lorsque tu es arrivée chez nous ! J'étais là lorsque notre Seina a forcé ta magie à se rétracter en toi et l'a lié à tes souvenirs pour que tu puisses te cacher.

Atalaya écarquilla ses yeux. Elle se releva pour se mesurer à la fougue de la dryade. Celle-ci n'avait pas achevé sa tirade.

— J'ai vu de mes yeux une Héritière perdre son clan et sacrifier sa magie au prix de sa vie. Le sang a déjà coulé, l'obscurité s'est réveillée. La guerre arrive, n'est-ce pas ?

Le silence s'était abattu sur le campement. J'ignorais ce que revendiquait réellement la jeune dryade. La vérité, peut-être ? L'assurance que possédait déjà Keys, à la tête de la Compagnie des Pîrwièl ? Celle qu'Atalaya était en voie de devenir le visage de l'opposition à la puissance mortelle de Léander. Quoiqu'il en fût, elle avait du cran, la petite.

J'échangeai un regard entendu avec Daisyel. Ce n'était pas à nous d'intervenir. Lay conservait ses yeux gris fixés sur la mage de la Terre, la mâchoire serrée. Je pris la température de son esprit avec délicatesse. Elle aussi, impressionnée par l'aplomb d'Alys, pesait ses mots.

— La guerre gronde sous la surface, en effet. Pourtant, je suis certaine qu'il est encore temps de l'étouffer avant qu'elle n'éclate. Le sang n'aura pas coulé en vain.

Le ton de la jeune femme avait changé. La rage suintait, sa détermination imprégnait l'air. Son aura souffla les braises de la colère de l'adolescente. Elle soutint le regard d'Atalaya un instant de plus, puis elle regagna sa couchette et s’y étendit. Sans un mot, Lay s’allongea près d'elle. Je sortis mon couteau et un morceau de bois ramassé sur la route. De quoi meubler mon temps libre pour les jours à venir.

La lame décolla le premier copeau sans hésitation. Je sculptais depuis mon enfance. J'étais assez doué, suffisamment pour que mes réalisations soient rémunérées. Laya et son frère s'éloignèrent une fois les gamins endormis. Je laissais mes pensées dériver tandis que ma main maniait le couteau avec la dextérité des années d'expérience.

Dans quelques jours, nous parviendrions aux portes de Tirawan. Je n'y avais jamais mis les pieds, de mémoire. Tout ce dont je me souvenais à son sujet provenait des histoires que ma mère me contait pour m'endormir dans mes plus jeunes années. De celles que je gardais pour moi.

Tirawan était une sylve plus douce qu'Othien, mais il était préférable de s'en méfier. Plus accueillante envers les étrangers, elle n'hésitait pas à protéger ses habitants. Elle dissimulait simplement sa force et sa puissance derrière un masque de générosité.

Seulement, Tirawan était inhabitée depuis cinq ans à présent. Ses mages étaient morts. J'étais préparé à endurer la douleur qu'elle portait certainement comme un fardeau. Tout comme sa liesse face au retour de son Héritière. En réalité, je ne parvenais pas à déterminer ce qui nous attendait là-bas. Que la sylve nous ouvre les bras où qu'elle nous montre les crocs d'une bête sauvage apeurée. Impossible de trancher.

Inutile d'interroger Atalaya. Rouvrir ses cicatrices volontairement serait faire montre d'une curiosité cruelle. La jeune femme, plongée dans sa conversation avec Daisyel, semblait transformée. Du sourire qui égayait son visage d'une lumière radieuse à son rire clair, sans aucune trace de tristesse. J'avais devant moi la princesse des Tamar telle qu'elle était véritablement, telle qu'elle était chez les siens, cinq ans plus tôt.

Ses prunelles violettes, elles aussi remplies de joie, accrochèrent les miennes un instant. Suffisamment pour imprimer leur éclat dans mes rétines. J'aurais pu la contempler ainsi indéfiniment. Était-ce parce qu'elle était mon Héritière que son aura me tordait les entrailles ? En tous les cas, j'étais intrigué par elle. Juste intrigué.

Lorsqu'elle se leva, je rangeai mon couteau d'un geste vif. L'ébauche de sculpture glissa au sol, mais je la ramassai et la dissimulai dans une poche intérieure. Je m'étendis sur ma couchette sans attendre, sans croiser son regard. Puisqu'elle voulait profiter de son frère, autant qu'elle le fasse jusqu'au bout.

L'Héritage des Premières T1 L'Enfant de TirawanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant