Chapitre 77

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De la pile qu'il a formée avec toutes ses affaires de fac de l'année écoulée, Jared tire une feuille pas trop froissée qu'il me tend. Puis il entreprend des fouilles sur son bureau jusqu'à dénicher un crayon de papier à peine taillé. Mes trois amis m'encouragent, chacun à leur façon. Célia me frotte le dos, Gaspard lève les pouces et lance une citation de circonstance tandis que Jared... est Jared. Il parle. Parle. Parle. Parle encore. Parle jusqu'à ce que Célia et Gaspard le traînent hors de la pièce pour me laisser un peu de temps seul.

Je leur en suis reconnaissant : je ne suis pas sûr que j'aurais trouvé mes mots sous leurs regards inquisiteurs et curieux.

Les mots peinent à venir, mais sitôt qu'ils commencent à se former dans mon esprit, c'est une véritable marée qui s'écoule sur la feuille. Mes émotions y passent. Mes sentiments. Tout ce que j'ai sur le cœur et l'âme. Je prends ensuite cinq minutes pour ôter ce qui est trop incisif, pour adoucir certaines choses, pour en reformuler d'autres. Et cinq autres minutes passent avant que je ne sois satisfait du message laissé sur son répondeur. 

Gaspard, Jared et Célia m'entourent et me réconfortent sitôt qu'ils me voient sortir de la chambre. D'après eux, je suis livide et tremblant. Un ressenti étrange puisque je me sens au contraire vivant et gonflé d'un nouvel espoir. 

Connaissant Cléandre (sans interpréter ou déformer, je veux dire), il finira par écouter pour en finir une bonne fois pour toutes. Il déteste laisser les choses à moitié faites. C'est sans doute pour ça qu'il refuse désormais de tout m'expliquer : pour ne pas ouvrir une autre porte qu'il aura du mal à fermer. 

Je l'ai quand même ouverte, cette autre porte, libre à lui de la franchir ou de la claquer à présent. 

Sur le trajet qui nous mène au lac, je ne peux m'empêcher de vérifier plusieurs fois mon téléphone. Célia et Gaspard bavardent, main dans la main. Jared reste étrangement silencieux, perdu dans ses pensées. À dessein, je laisse le couple nous distancer pour questionner mon meilleur ami. Au début, il garde les lèvres pincées, mais alors que nous ne sommes plus qu'à une centaine de mètres du lac, le moulin se remet en marche.

La culpabilité le ronge en ce moment. Il s'en veut beaucoup. De n'avoir pas traité Ava correctement (il semblerait qu'elle ait trouvé le moyen de lui dire sa manière de penser, et d'après ce que je comprends, ce n'était pas joli à voir ni entendre), d'avoir provoqué ma rupture avec Cléandre (il se rend compte qu'il n'aurait jamais dû s'immiscer juste pour se changer les idées et qu'il aurait plutôt dû régler ses problèmes), et enfin, de s'être disputé avec Gaspard et Célia.

J'écarquille les yeux, confus, mais avant que je ne puisse dire un mot, Jared me fait signe de me taire.

— Après qu'Ava m'a appelé, j'étais vraiment gavé... et j'ai dit à Célia et Gas qu'ils abusaient de nous étaler leur bonheur sur la tronche alors qu'on était malheureux. Je leur ai balancé qu'on serait mieux sans eux pour le moment... j'suis pas fier de moi, hein ! Et T'inquiète pas que Célia m'a remis direct les idées en place, mais j'aurais jamais du dire ça. J'ai joué au con ces derniers mois. Au gros con. Au connard. 

— Au bâtard, à ce stade... rétorque soudain Célia qui s'est arrêtée.

Le sourire qu'elle arbore dément la colère qu'elle a tenté d'insuffler dans sa voix. Gaspard, lui, nous dévisage, tranquillement.

— On pouvait pas virer Jared, toute façon, s'amuse-t-il, c'est ton meilleur pote ! En plus, t'aurais causé à qui pendant qu'on se galoche ? 

— Ha, merci de penser à moi parce que j'aime pas tenir la chandelle ! 

— Tenir la chandelle pendant un feu d'artifice, ça aurait été original, s'esclaffe Célia avant de se coller à Gaspard. Allez, dépêchez-vous, on aura plus de place sinon !

Jared ne bouge pas, de nouveau silencieux. Ses yeux brillent dans le noir, et soudain, il se jette au cou de nos amis.

— J'suis désolé les potos. J'étais débile ! C'était franchement nul comme remarque, j'le pensais pas ! J'le referai plus ! On a besoin de vous, hein !

— Moi aussi, j'suis désolé. J'ai pas vraiment été là pour vous cette année. J'suis nul comme pote.

Célia m'attire dans leur câlin de groupe avant de nous repousser avec douceur : 

— Heureusement qu'on vous aime pas pour votre intelligence, mais recommencez pas !

— C'est clairement pas les feux d'artifice les plus chatoyants du 14 juillet, renchérit Gaspard avant d'ajouter, face à nos regards interloqués : une manière de dire que vous êtes pas des lumières. J'suis sûr que ça fera fureur d'ici quelques années, ça peut même devenir une mode ! 

— Mouais, balaie Jared qui reprend du poil de la bête. C'est un peu trop tiré par les cheveux pour marcher, ton truc. Par contre, faut qu'on se grouille si on veut des bonnes places, regardez, y a tous les bobos du centre-ville qui débarquent ! 

Nous redevenons les quatre jeunes insouciants que ces derniers mois ont secoués, chacun à notre façon. Je n'en avais pas conscience, mais il n'y a pas que mon couple qui a été mis à rude épreuve ces derniers mois : mes plus belles amitiés aussi. Si je n'ai que peu d'espoir pour le premier, j'ai au moins pu sauver les deuxièmes avant qu'il ne soit trop tard !

Nous nous installons épaules contre épaules, et je vérifie une dernière fois mon téléphone avant que le spectacle ne commence. Toujours rien, mais pour la première fois depuis des semaines, mon cœur ne s'inquiète pas : Cléandre est déjà dans l'avion. Pour sûr, il me répondra après l'atterrissage !

Bientôt, nous nous extasions en chœur devant les gerbes colorées, les étincelles, les fontaines scintillantes et les palmiers géants qui éclatent au-dessus de nos têtes. Les artificiers nous offrent un moment magique. Les couleurs explosent, se reflètent sur le lac, nous remplissent de bonheur jusqu'au bouquet final qui nous trouve debout en train de crier notre émerveillement.

Je suis rechargé à bloc, confident, heureux. Je pourrais décrocher les étoiles, ce soir ! 

Nous rejoignons le parking où je dois retrouver mes parents (eux aussi ont assisté au feu d'artifice, en amoureux ! La première fois depuis des années !) en discutant de tout et de n'importe quoi, surtout de n'importe quoi d'ailleurs ! Mes amis sont eux aussi d'excellente humeur et nous nous serrons une nouvelle fois dans les bras avant de nous séparer. 

Comme toujours, mon père met la radio avant même de démarrer. Eux aussi ont passé une soirée merveilleuse. Ma mère se tourne vers moi, ravie de me voir aussi souriant. 

— Ton sourire m'avait manqué mon lapin ! Tu es tellement beau comme ça !

— M'man, j'ai passé l'âge, protesté-je. Mais continue, j'adore ! 

Elle continue de me taquiner tandis que mon père sort du parking. Les chansons s'enchaînent à la radio et je me moque gentiment des chansons ringardes que mes parents s'entêtent à chantonner. Ils piaillent comme des enfants quand l'animateur radio clôt l'émission pour un bref rappel de l'actualité du jour.

Ma mère proteste, réclame une autre fréquence. Mon père rit, lance son bras vers l'auto-radio au moment où quelques mots accrochent mon oreille.

Aéroport. La journaliste a parlé de l'aéroport !

— Papa, attends !

Il se fige. Ma mère aussi. Et mon cœur sombre comme une pierre au fond d'un lac. 

» Alors qu'un peu partout, les villes s'apprêtaient à célébrer le 14 juillet, un terrible attentat a plongé les Français dans l'effroi. Ce soir, aux alentours de 21 heures, deux explosions successives ont secoué le terminal B de Charles de Gaulle. Les terroristes semblaient viser un vol en partance pour New-York. L'appareil, encore au sol au moment des faits, a été presque entièrement détruit. Le hall d'embarquement attenant a été dévasté. Nous ignorons encore le nombre de morts et de blessés exacts. »

Indéchiffrable CléandreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant