Lucinda. 26

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Alors que la voiture nous ramène à la maison, j'entends le tonnerre gronder au loin. D'immenses nuages se forment au-dessus de nous et des éclairs zigzaguent dans le ciel. Malgré cela, l'air reste chaud.

 Je contemple le spectacle que la mère nature m'offre : la pluie, le tonnerre, les nuages, le vent, tout est en harmonie avec moi et avec ce que je ressens. Tout est agité. 

Paola a voulu me faire plaisir en organisant un vrai mariage : une messe, une cérémonie, une jolie robe de mariée... Mais elle a oublié l'essentiel : l'amour.

Le mariage n'est-il pas censé être l'expression de l'amour inconditionnel d'un couple ? Le besoin de le proclamer devant tous ?

Pour Francesco et moi, il s'agit d'un simple contrat. Non, c'est bien pire que cela, malheureusement. C'est une véritable promesse de dettes. Car, en réalité, il n'y a pas de gagnant-gagnant, contrairement à ce que Francesco répète sans cesse. 

Seul lui y trouve son compte. J'ai perdu toute liberté de mouvement, toute liberté de parole. Je suis comme une marionnette qu'il manipule à sa guise.

Toutefois, dans mon malheur, Francesco n'a jamais franchi les limites de l'intimité. Je pense qu'il éprouve une profonde aversion pour mon père, et pour ma famille en général et moi.

 Je me souviens de son regard, empli de haine ou de dégoût, qu'il lançait à mon père ou à mon frère lors des rares occasions où ils se croisaient.

La voiture s'arrête enfin devant cette porte que j'ai appris à reconnaître. Ma portière s'ouvre, et je découvre Francesco, taciturne, me tendant la main. Je suis surprise par ce geste galant, malgré son visage fermé, comme toujours. Je saisis sa main, parce que c'est ce que je dois faire depuis que je l'ai rencontré.
Obéir. Accepter.

En cela, il me rappelle Pedro, mon grand frère.
Sa main, chaude, enveloppe la mienne, ridiculement petite en comparaison.
Pourquoi doit-il toujours être plus grand et plus imposant que les autres hommes ?

Il m'aide à descendre de la voiture. De grosses gouttes de pluie s'abattent sur mon visage. J'aime la pluie en Sicile : chaude, clémente, généreuse. 

Mais je n'ai pas le temps de l'apprécier, car Francesco me tire déjà à l'intérieur de sa maison.
Les lumières sont tamisées, mais je distingue malgré tout les gardes du corps de Francesco.

Francesco ne lâche pas ma main, au contraire, il la serre un peu plus fort et nous conduit directement vers son bureau, sans prononcer un mot. Une fois à l'intérieur, il me libère enfin et me désigne la chaise en face de son immense bureau, toujours en silence.

Obéissante, je m'assois, non sans difficulté, car la traîne de ma robe est trop longue. Francesco ne m'aide pas, absorbé par un dossier qu'il ouvre, cherchant visiblement un document.

Après de longues secondes, que j'emploie à inspecter le lieu de travail de mon époux, ce dernier sort enfin une feuille. Il contourne son bureau pour me la mettre sous mes yeux.

- Tu dois signer en bas, m'ordonne-t-il.
Ce sont ses premières paroles depuis que nous avons quitté la fête.
Perplexe, je le regarde, attendant des explications plus détaillées, mais il n'en donne aucune. Je me résous donc à lui poser la question.
- Qu'est-ce que c'est ?
- C'est un acte qui m'autorisera à devenir l'unique bénéficiaire de ton héritage, après ta signature, bien sûr, m'explique-t-il, à moitié assis sur le bureau, face à moi.

Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il dit et je lui fais savoir.

-  Un héritage ? Je n'ai pas d'héritage, je pense que tu te trompes...
-  Non, me coupe-t-il. À tes vingt-huit ans, tu hériteras de tous les biens de ta grand-mère sicilienne. Pour l'instant, ce sont des hectares de terrain qui valent leur pesant d'or, me confie-t-il. Et comme ton père a accepté que tu fasses partie de sa dette, c'est-à-dire que ton héritage servira à la rembourser, cela ne pourra se faire qu'en m'acceptant comme ton unique et seul héritier direct, m'explique-t-il enfin.

Ainsi, je comprends mieux le mariage. Le contrat signé implique que je suis littéralement une monnaie d'échange pour mon père, non seulement pour ma personne, mais aussi pour mes biens dont je n'avais aucune connaissance.

Je déglutis difficilement et j'ose lui poser une question qui me vient tout d'un coup.
- Et après, lorsque tu auras tout récupéré, qu'est-ce que je deviens ? Que devient ma famille ? m'inquiète-je. Est-ce que nous serons toujours... enfin, mariés ? Je murmure ce dernier mot comme s'il était maudit.

Francesco ne me répond pas immédiatement. À la place, il regagne son siège derrière son immense bureau, pose ses coudes sur les accoudoirs de son fauteuil, joint ses doigts l'un à l'autre et me fixe dans un silence qui me semble interminable. 

Je suis totalement désorientée, il ne m'apporte aucune aide. Pire, il semble se délecter de jouer avec mes nerfs.

- Dès que tu auras signé, et dès que j'aurai acquis l'héritage, la dette sera effacée. Mais tu resteras toujours mon épouse, finit-il par dire nonchalamment.
Ici, en Sicile, c'est une autre vie qui m'attend : dure, violente et sans pitié. Il n'y a pas de place pour les sentiments, surtout dans la pègre italienne.

- Eh bien, je t'en prie, dit-il en m'indiquant le stylo posé près du contrat. Je le saisis et signe rapidement pour ne pas lui montrer les tremblements de mes doigts.
-  Parfait, répond Francesco en reprenant la feuille qu'il range aussitôt dans un dossier. Je ne vais pas te retenir plus longtemps. La journée a été longue, dit-il en regardant sa montre. Pour ma part, je suis attendu à Rome demain matin, donc je ne sais pas quand nous nous reverrons.

Francesco m'invite à sortir de son bureau.

- Je pense que tu es épuisée. Bonne nuit, dit-il en m'accompagnant jusqu'à la porte, qu'il referme derrière moi.

Je suis congédiée comme une simple employée de maison. Rester immobile un moment, face à cette porte blanche, me donne l'impression d'avoir laissé ou perdu quelque chose dans ce bureau.

Une chose d'importante mais je ne sais pas quoi encore, ma dignité, ma fierté ou mon honneur. J'entends alors un raclement de gorge. C'est Marcello, posté à ma droite. J'avais oublié mon garde du corps attitré, ou plutôt celui qui me surveille, selon les points de vue qu'on se place.

- Madame, il se fait tard, m'informe-t-il .

- Madame, il se fait tard, m'informe-t-il..

Je lui réponds par un simple sourire, fade et sans joie, puis je m'avance vers les escaliers. Alors que je m'attends à devoir soulever une montagne de tissus à cause de ma robe de mariée, je constate avec surprise que je me sens légère. 

Marcello a eu la délicatesse de porter la longue traîne. Il m'accompagne jusqu'à l'entrée de ma chambre, où je ne suis pas surprise de retrouver les deux autres gorilles.

Dès que je pénètre dans ma chambre, la porte se referme immédiatement  derrière moi. Je m'approche de la coiffeuse et commence à enlever toutes les pinces qui maintiennent mon voile et mon chignon. 

J'y travaille pendant presque une heure, et, à la fin, je ne sens plus mes bras. Ensuite, c'est au tour de ma robe de mariée. Je m'en débarrasse rapidement, ne voulant plus la regarder.

Lorsque je sors de la salle de bain, je suis accueillie dans ma chambre par le grondement du tonnerre. Mes petits frères et sœurs aimaient dormir avec moi lorsqu'il y avait des éclairs et des orages à New York, et j'aimais les réconforter et les câliner. C'était mon rôle de grande sœur. *

Ils me manquent terriblement. Tout me manque : leurs disputes, leur joie de vivre, leur innocence, et surtout, leur amour inconditionnel. Mes cousines, mes meilleures amies avec qui je partageais mes fous rires, me manquent aussi.

Même mon quartier me manque.  La simplicité, la gentillesse de mes voisins, et même les petites commères me manquent, ces vieilles dames qui se mettaient au balcon en été pour surveiller les allées et venues de tout le monde.

 À Little Italy, l'été est sans pareil. En réalité, ma vie d'avant me manque, même si elle n'était pas parfaite. J'avais l'impression d'avoir une certaine liberté et d'être entourée d'amour et de bienveillance.

Ici, je suis seule. Je ne parle à personne et je n'ai personne à qui parler. Ma famille et mes amies ont été remplacées par des gardes du corps et une gouvernante qui ne m'apprécient guère, pire, ils me méprisent parce que je suis et je serai une américana, une simple dette. 

Enfin, je me demande aussi où est Pedro, où est mon père ? Ce sont des questions que je devrais un jour poser à Francesco.

Vœu sicilien, Le Clan CesareoOù les histoires vivent. Découvrez maintenant