— Vous m'écoutez ?
Je repris aussitôt mes esprits, bougeant machinalement la mine de mon stylo contre le papier pour lui faire croire que je prenais des notes.
— Je réfléchissais, excusez-moi.
Je vis bien qu'elle ne me crut pas. Un manque de professionnalisme de ma part. J'avais attendu cette séance toute la semaine, curieux d'en apprendre un peu plus sur elle, mais la fatigue me rendait dingue. Il fallait que je me ressaisisse.
— Je vous demandais si vous alliez bien.
— Je vais bien, merci de vous en soucier.
Elle laissa planer quelques secondes avant de faire une moue amusée.
— Moi aussi, je vais bien, lança-t-elle avec une pointe de sarcasme.
Je ne pris même pas la peine de répondre, de peur de tomber dans son jeu et de sortir à nouveau de mon rôle de sexologue. Je devais faire attention, surtout avec elle.
— Reprenons là où nous nous étions arrêtés la dernière fois, sur votre absence de sensations. J'aurais plusieurs questions à vous poser à ce sujet.
— Je vous écoute.
Je la scrutais, cherchant le bon angle pour aborder ce problème. Elle ne réalisait pas que dans la sexualité, le mental comptait plus que tout le reste. Si tout était verrouillé là-haut, son corps ne pouvait pas ressentir la moindre sensation. Chez les femmes, l'anesthésie corporelle était souvent liée à une haine de soi ou à un trop-plein de stress. Elle, rentrait parfaitement dans les standards de beauté actuels et, même si elle montrait parfois des signes d'anxiété, cela ne semblait pas anormal. Elle paraissait équilibrée sur tous les aspects de la vie. Mais alors, qu'est-ce qui l'empêchait autant de prendre son pied ?
— Avez-vous eu l'occasion de réfléchir à notre discussion de la dernière fois, sur votre capacité, ou non, à ressentir des sensations, même dans votre quotidien ?
Elle s'étira en cherchant ses mots, faisant craquer involontairement ses bras fins.
— Vous aviez raison. Je ressens des choses. Je me suis même cogné le petit doigt de pied exprès en rentrant chez moi, pour en être sûre. Oui, mon corps ressent des sensations. Pourtant, pendant un acte sexuel, tout est différent. Si on me pénétr...
Elle interrompit sa phrase et me lança un regard évasif. Je souris.
— Il n'y a aucun sujet tabou ici. Vous pouvez tout dire.
— Très bien.
Elle se racla la gorge avant de poursuivre.
— Si on me pénètre, je la sens à l'intérieur de moi. Je peux dire si ça va vite, si ça va lentement, si c'est brutal. Je ressens des choses, mais impossible d'y prendre du plaisir. Ça ne me procure rien.
— Votre corps vous a-t-il déjà procuré du plaisir ? Hors masturbation ou sexe ?
Elle réfléchit un moment, sans pouvoir me donner de réponse, même après plusieurs secondes.
— Aimez-vous les massages ?
— Oui, j'aime beaucoup. Surtout ceux des épaules.
— Qu'est-ce que vous ressentez pendant ces massages ? Quelles sont les sensations qui traversent votre corps quand vous y prenez plaisir ?
— Je sens mes muscles se détendre, mon corps se réchauffer, et mon esprit s'évader.
Je ne pus contenir un rire. Elle venait de décrire parfaitement les sensations d'un acte sexuel.
— C'est bien ce que je disais la dernière fois, votre corps n'est pas « cassé ». Il sait ressentir, il peut ressentir. Je pense même qu'il ne demande que ça. Le problème vient de votre esprit. Quelque chose vous en empêche.
Elle sautilla presque sur son siège, avançant son buste dans ma direction pour se rapprocher le plus possible.
— Alors quoi ? Comment je dois faire pour avoir une sexualité normale ?
Pour la première fois, je pouvais voir une véritable émotion dans son regard. Sa nonchalance n'était qu'un masque dissimulant une frustration profonde. Comment lui en vouloir en vue de sa situation.
— Le cerveau est complexe. Il y a autant de raisons possibles que d'êtres humains sur terre. Il faut trouver la vôtre.
— Je ferai tout ce qu'il faut. Posez-moi toutes les questions que vous voulez, j'y répondrai.
— Nous allons d'abord explorer les pistes les plus courantes dans ce genre de cas, parce que oui, vous n'êtes pas seule, rassurez-vous.
Elle hocha la tête, résolue à coopérer.
— Parfois, le cerveau coupe les sensations parce qu'il entretient une relation complexe avec le corps. Comment vous sentez-vous dans le vôtre ? Êtes-vous à l'aise de vous montrer nue devant un partenaire, par exemple ?
Elle baissa les yeux sur son corps, comme si elle avait oublié ce à quoi elle ressemblait.
— Je ne me trouve pas particulièrement belle, mais je ne pense pas être moche non plus. Concernant mon corps, je n'ai pas beaucoup de formes, mais cela ne me dérange pas. Je ne pense pas avoir de problème avec lui.
— Mais parvenez-vous à vous l'approprier ? Se trouver beau est une chose, mais posséder son corps en est une autre. Portez-vous les vêtements que vous voulez ? Avez-vous des tatouages, des piercings, ou tout ce qui pourrait signifier que ce corps est le vôtre ?
Elle sembla hésiter, mais tenta tout de même de répondre.
— Je m'habille comme je veux, oui. Je n'ai pas de frustration de ce côté-là. Pour le reste, j'ai quelques piercings aux oreilles et un tatouage.
— Ce tatouage a-t-il été fait dans le but de vous réapproprier votre corps ?
Elle rit en soulevant son t-shirt pour dévoiler le bas de son ventre. Mon cœur manqua un battement.
— J'ai toujours aimé les tatouages, mais je ne voulais pas quelque chose de trop visible. J'ai choisi le bas du dos, c'est tout. Je voulais seulement quelque chose qui me mette en valeur.
Tournant son buste sur le côté, elle me montra la fleur qui lui tapissait le bas du dos. L'emplacement était ringard, mais le design très joli. Elle avait raison, ça la mettait en valeur.
— Je ne pense pas que votre relation avec votre corps soit ce qui vous bloque. Vous êtes d'accord ?
— Oui, je ne pense pas non plus. D'autres pistes, Sherlock ?
Je souris encore.
— Il y a plein d'autres choses à creuser : le stress, l'excitation, le lâcher-prise, l'amour, le désir, les fantasmes, et bien d'autres.
Elle appuya son menton sur son poing, un sourire joueur aux lèvres. Mon cœur refit des siennes.
— Est-ce qu'on aura le temps de tout explorer avant l'année prochaine ?
— Je vais faire de mon mieux.
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Les masques de la chair
Roman d'amourQuand je suis entrée dans le club, les règles étaient claires, je ne devais en aucun cas enlever mon masque et montrer mon visage aux autres joueurs. Tout ce qui se passait entre ces murs devait rester secret. À 28 ans, j'avais tout pour être heureu...