21 - Yanis

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Nicole s'installe devant son ordinateur et tourne l'écran dans ma direction.

— C'est la fenêtre que j'ai ouverte hier. Je dois faire quelques posts sur les réseaux. La com, c'est le nerf de la guerre, ce qui nous permet de nous démarquer. On essaye d'attirer les hommes vers les arts du fil, mais ce serait plus simple de traverser le désert du Sahara sur un monocycle. Les mentalités sont tenaces.

Sur l'écran, je distingue une page avec un beau mec, grand sourire, pull de Noël moche orné d'un caribou et des aiguilles entre les mains.

— Des cours gratuits ? Pour les clients masculins ? m'étonné-je. Si j'étais une femme, je me déguiserais en homme pour profiter de votre offre.

Elle me lance un regard de biais, plutôt mécontent.

— Personne n'a encore eu cette idée tordue.

— Qu'est-ce que tu en sais ?

— Allez, viens t'asseoir au lieu de dire des bêtises. Je vais faire ton planning et te montrer tout ce qu'il nous reste à faire d'ici Noël. Je pense que tu vas prendre tes cliques et tes claques ensuite et partir en courant.

— Je te promets que non, je sais tenir mes engagements.

— Ce n'est pas comme si tu avais vraiment le choix.

— Je peux aussi le faire parce que ça me fait plaisir de t'aider.

Je vois bien qu'elle est soudainement tendue, je prends place sur le fauteuil à ses côtés. Le siège grince de façon menaçante, elle lui jette un œil inquiet avant de m'inspecter. À l'étroit dans cette pièce avec elle juste à proximité, j'ai l'impression d'être un géant alors qu'elle est toute petite sur le tabouret voisin.

Pour me parler, elle lève le menton. Mais si près, je ne peux qu'apprécier son parfum orange épicée, suave et piquant à la fois. Son odeur imprègne tout l'espace autour de nous, il m'imprègne moi. J'ai l'impression de le sentir glisser sous mes vêtements. Un frisson dévale sur ma peau lorsque ses cheveux roulent sur son épaule. J'ai une vue directe sur sa nuque dégagée. Une petite veine frémit sur sa gorge et le désir d'y déposer mes lèvres me prend tout à coup dès qu'elle se détourne pour pointer un tableur blindé de multiples couleurs.

— Quelles sont tes dispos ?

— Tous les jours. Sauf le mercredi, normalement je joue avec mon groupe l'après-midi.

— Tu joues de la musique ?

J'ai éveillé son intérêt. Son petit nez vrille de nouveau dans ma direction, ses iris vadrouillent sur mon visage. Elle est tellement craquante. Si j'étais resté dans mon mood des années passées, je l'aurais déjà invitée à boire un verre ce soir.

— De la cumbia, précisé-je. Tu connais ?

—C'est de la musique d'Amérique latine, c'est ça ?

— Exact. Moi, je fais de la basse, on revisite des titres, on crée nos propres morceaux. Parfois on fait quelques concerts. On n'est pas des pros, tu comprends.

— J'adore ! Typiquement le genre de musique qu'on veut entendre à Noël !

— C'est ironique ?

— Bien sûr que non, s'offusque-t-elle. Une musique qui apporte le soleil, c'est ça qu'il faut à un Marseillais, sinon c'est la déprime en hiver.

— Pas faux.

— Tu me diras la prochaine fois que tu fais un concert ?

Je tombe des nues. Un truc déconne dans ma poitrine, comme un mécanisme qui se grippe, un machin qui dévale des marches, une fanfare atomique, la sensation d'être suspendu par les pieds au-dessus du vide. J'ai envie de lui dire « oui ». Mais voilà...

— Ça fait presque un mois que je n'y vais plus. J'ai peur que notre groupe tombe à l'eau.

— Dommage.

Et quand Nicole dit « dommage » c'est tout son corps, son visage, son expression qui manifestent sa déception, impossible qu'elle ne soit pas sincère.

— C'est de ma faute. Je passe mon temps à sécher les répets, je crois que je n'ai plus la foi. Je me dis que ça ne sert à rien.

— Tu verras qu'ici on ne fait que des choses qui ne servent à rien, juste pour le plaisir.

Le mot « plaisir » sur ses lèvres, c'est fabuleux.

— Par exemple, en ce moment je crochète une patte de zèbre, glousse-t-elle.

Je mets du temps à comprendre où elle veut en venir. Elle pose son doigt sur une illustration dans un livre, on y voit un petit zèbre plutôt mignon, une sorte de peluche. Ça plairait à Marius.

— Non seulement ça me détend, mais en plus je sais qu'il donnera le sourire à un petit malade. Quand je l'aurai fini, je le mettrai dans le colis pour l'hôpital. Je ne t'ai pas encore parlé des Aiguilles du Bonheur ?

— Non.

— C'est l'association que j'ai créée avec Nat, il y a deux ans. On fait des partenariats avec des ONG pour livrer des vêtements ou des jouets crochetés aux enfants. Par exemple, ce Noël, nous allons constituer des colis-bonheur pour les enfants hospitalisés à la Timone sur la période de Noël. Ils recevront des pulls, des peluches, que nous avons créés avec des habitués de l'atelier. En plus de ça, il nous faut installer un conteneur pour récolter les jouets usagés et compléter les colis.

Je suis fière de ce programme et presque certaine que maintenant qu'il a rejoint notre équipe, nous avons toutes les chances de le mener à son terme. Mais de son côté, il me regarde comme si je venais de lui annoncer que je m'apprêtais à faire le tour du monde d'ici Noël. En traîneau, assurément. Et sans rennes. J'essaye néanmoins de ne pas perdre mon sourire.

— Alors ça ne sert pas à rien tout ce que tu fais.

— Mais beaucoup de gens le pensent malgré tout. Si on ne produit pas de fric, ce qu'on fait sert à rien, non ? Tu n'as pas l'impression que la plupart raisonnent comme ça ? C'est pour ça qu'on ne comprend pas les écrivains, les artistes, les artisans, les musiciens. Gratter une guitare dans son salon, pour beaucoup ça n'a pas de sens. Ce n'est qu'en déplaçant une foule de milliers de personnes que ça commence à en avoir et je ne trouve pas ça juste.

Elle a raison. Je me reconnais complètement dans ce qu'elle dit et je crois que ça me fait un bien fou de me retrouver face à quelqu'un qui ne me reproche pas d'être un gros fainéant au chômage, pas capable de se bouger le cul pour trouver du boulot. Cette image déplorable qu'on ne cesse de me renvoyer fait que je me sens coupable quand je fais de la musique avec mon groupe, comme si je n'en avais plus « le droit ». Comme si j'avais pas à exercer un loisir alors que je n'ai pas de taf et que je ne sais « pas m'occuper de mon gosse », comme me le dit mon père.

— Donc, je te mets tous les après-midi, du mardi au samedi, sauf le mercredi. À partir de 13 h. Ça te va ?

— Oui, mais le samedi, je... enfin j'ai le minot dans les pattes.

— T'as oublié que son arrière-grand-mère pouvait le garder ? me tance-t-elle en posant son menton sur sa main.

Elle porte une jolie bague sur le doigt, je ne l'avais jamais remarquée avant. Est-ce qu'elle a un fiancé ? Je me souviens m'être posé la question quand elle était rentrée avec le bouquet et avoir déjà ressenti cette espèce de gouffre pénible qui se creuse dans ma poitrine.

— OK, c'est bon pour moi.

— D'accord, je note. En plus, c'est l'après-midi que nous faisons nos cours d'initiation, tu vas avoir l'occasion d'apprendre la différence entre un crochet et des aiguilles.

Je grogne un merci. Trop profondément enfoui dans ma gorge pour être entendu. Pendant que je suis en train d'anticiper sur mon futur calvaire, j'admire la danse de ses doigts sur le clavier. Ils sont fins et ses veines délicates sous sa peau claire...

La bague qui brille sur son annulaire.

— Et ton fiancé, il vient t'aider de temps en temps pour gérer la boutique ?

Des aiguilles sous le sapinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant