Chapitre 2 : Les Sans-destin- partie 2

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Je remontai ensuite à l'étage supérieur du temple où se situait notre dortoir pour m'habiller vite fait avec de vieux vêtements en cuir brun et me recoiffai en insérant, dans certains endroits de ma chevelure blanche, des petits anneaux d'or de protection. J'en ajoutai un plus large sur la tranche de mon oreille. Celui-ci était voué à décupler mes sens. Je n'étais pas tranquille. Manata avait raison. Aucune de nous ne savait vraiment ce qu'il se passait et pourquoi les nouvelles-nées provoquaient de telles réactions chez nos ainées. Soudain, une vibration caractéristique me prit aux tripes. Hérodiade lançait son murmure et nous invitait à la rejoindre au plus vite. Les sœurs étaient en état d'alerte et je voulais être préparée au pire. Je sortis du temple au pas de course pour aller rejoindre notre Dominante dans la salle aux milles mots.

J'avais emprunté le ponton qui menait à l'arbre aux mortes et je vis Meïsanne, Galinor, Mircée et Vantimille me suivre. Mircée la grise avait la tête en sang mais elle repoussa la main de Vantimille lorsque celle-ci voulut la soigner. Je grimpai l'escalier tournant au pied de l'arbre et m'installai dans les gradins de la salle aux milles mots en attendant les autres. La salle ronde en bois était majestueuse et gravée d'arabesques de symboles dorés. De solides lianes provenant des arbres à larmes avaient été prélevées et décoraient les murs en tombant de manière irrégulière. Leurs extrémités en forme de boule étaient en partie creusées pour recevoir une flamme d'énergie qui éclairait la salle. 

Le siège de la dominante, tout aussi majestueux que le reste, était encore vide. Les gradins en demi-cercle n'étaient pas encore remplis. Mircée vînt s'asseoir à côté de moi et les autres s'éloignèrent de nous. Sa peau, aussi grise que ses cheveux, prenait des éclats bleutés en dessous des lanternes. Encore une qui voulait me parler en privé. Je n'avais vraiment pas envie de l'écouter mais malgré mes regards réprobateurs, Mircée chuchota :

-"Tu es folle d'avoir demandé un duel avec Erictho, elle va t'écrabouiller.

-Et alors ? Ça vous fera une sœur de moins et tu augmenteras de niveau dans le cercle. En quoi c'est ton problème ? Et qui te dit que je vais perdre ?"

Le seul fait que Mircée ait remis en cause ma puissance, alors qu'elle était l'une des plus faibles du groupe, me mettait hors de moi. Si nous n'étions pas dans la salle aux mille mots, je lui aurais bien volontiers jeté une boule d'énergie en pleine figure. Mais Mircée s'entêta et continua :

-"Son niveau d'énergie est beaucoup plus haut que le tiens, tu n'as aucune chance. Si j'avais été toi, j'aurais attendu d'être dans une caste pour la provoquer et j'aurais demandé à ma marraine de l'anéantir. Tu sais quel est ton problème ? Tu veux toujours te mettre en avant et tu ne sais pas où est ta place."

Je fulminais. Comment osait-elle ? Pour qui se prenait-elle à me donner des conseils ? Je ne pus me contenir plus longtemps et lui lâchai entre les dents :

-"Et tu sais quel est le tien ? C'est mon duel, ça ne regarde que moi. Si tu continues à te mêler de mes affaires, quelqu'un te tuera durant ton sommeil..."

Mon regard se faisait lourd de sens. Trop lourds à l'évidence pour Mircée qui reprit:

-"Pauvre Meora. Je crois que c'est toi qui n'as rien compris... Qui te demande d'affronter seule Erictho ? Après tout, il n'y a aucune règle dans un duel de sorcières, on le sait toutes..."

Ses yeux roses me dévisageaient avec insistance. Je compris où Mircée la grise voulait en venir. Elle aussi détestait Erictho et voulait sa mort depuis longtemps.

-"Tu veux m'aider ? Qu'y gagneras-tu ?

-La mort d'Erictho sera déjà une belle récompense, mais si jamais je t'aide, je veux la moitié de son énergie. Comme ça, toi, tu deviens la première du temple, tu augmentes tes chances de devenir un jour une dominante et moi, je passe de la huitième place à la seconde, devançant toutes nos autres sœurs y compris Canidia."

Elle marquait des points. Mais je n'étais pas sûre que, vu le niveau actuel de Mircée, l'apport d'énergie d'Erictho puisse la hisser au rang de seconde sœur. Je pensais plutôt à une bonne quatrième place. Ses illusions sur sa future évolution au sein du cercle ne m'intéressaient pas. Par contre, l'entente qu'elle me proposait, oui. Une telle occasion ne me serait pas redonnée avant longtemps mais ça me paraissait trop facile, trop beau. Je connaissais Mircée. Et si elle me doublait ensuite ? Je devais y réfléchir. Mais la grise me prit de court :

-"J'ai beaucoup plus à perdre que toi dans cette histoire. Si jamais je suis découverte à t'aider, je n'ai pas le moindre espoir face à Erictho mais toi, si. Tu es quand même la troisième.

-Seulement la troisième," rectifiai-je, "Si jamais Canidia vient en aide à Erictho, je suis foutue. Leurs forces combinées et je crame direct sans avoir eu le temps de lancer un sort contre elles.

-Canidia, je m'en occupe, j'ai déjà mon idée dessus. Accepte et tu seras notre première sœur. Nous te préférons toutes aux deux autres.

-Toutes ? Comment-ça, toutes ?"

J'eu un pressentiment. Je me retournai et vis dispersées plus haut dans les gradins, Vantimille, Galinor, et Meïsanne suivre notre conversation avec le plus grand intérêt.

-"Vous vous êtes toutes mises d'accord ? Vous aviez prévu votre coup depuis quand ?

-Nous savions que ce n'était qu'une question de temps avant que toi et Erictho vous déclariez en duel. On ne pensait simplement pas que ça viendrait de toi." dit Mircée dans un rire étouffé.

-"Et Ismène et Samzun ? Elles sont avec vous ?

-Non. Elles, elles sont à part. Nous savons toutes qu'elles se destinent à la formation d'élites. D'ailleurs, si tu veux mon avis, elles ne sont pas assez prudentes à ce niveau là...

-Et le fait qu'on partage l'énergie d'Erictho ? Que tu les doubles toutes sauf Vantimille qui reste la dernière, tu vas me faire croire qu'elles sont d'accord ?

-Bien sûr que non !" rit-elle. "Si elles le soupçonnaient, Meïsanne et Galinor aurait déjà trouvé un moyen de me tuer ! Ce sera notre petit secret, en remerciement pour ta place de première jeune sœur."

Il n'y avait pas à hésiter. Une coalition comme celle-ci n'avait pas lieu d'être refusée. Si Mircée était capable d'amadouer des sœurs comme Galinor et Meïsanne alors que celles-ci possédaient plus d'énergie qu'elle, c'était que Mircée avait un potentiel de manipulation très développé. Elle ne se contenterait jamais de n'être qu'un bras droit. Après la chute d'Erictho, Mircée la grise s'en prendrait probablement à Canidia et à moi. Au moins, je savais à quoi m'attendre.

-"Je signe", dis-je en lui tendant ma main.

Nous nous empoignâmes les avant-bras et nous mordîmes le pouce de l'autre. Nos dents pointues transpercèrent la chair et du sang perla. Je crachais sur la main de Mircée et elle en fit de même pour la mienne. Ainsi, la plaie cicatrisée laissa une empreinte blanche sur nos doigts.

-"Avec celle-ci et ma tête, ça me fera déjà deux cicatrices ! Je vais devenir une guerrière avant vous toutes." blagua-t-elle.

Mircée ne fut pas longue à changer de place. Nous voir ensemble aurait pu mettre la puce à l'oreille d'Erictho qui venait juste d'entrer dans la salle aux milles-mots. Mircée la grise fit discrètement un tour près des trois autres sœurs pour leur montrer sa marque avec un petit sourire entendu. Notre pacte mettait en place une nouvelle hiérarchie mais si elle se croyait à l'abri, elle se trompait lourdement. Je doutais qu'elle eut pleinement compris ce que ce pacte insinuait et qu'elle n'avait vu que sa place de seconde novice. Pour une huitième, cela pouvait-être très grisant, trop peut-être, de remonter aussi vite dans le cercle. 

Si après la chute d'Erictho, je devenais première sœur et que Mircée arrivait par miracle à détrôner Canidia de sa seconde place, je resterais plus puissante que cette sotte. Et alors, qui empêcherait les autres sœurs du temple de fomenter un pacte pour se débarrasser de celle qui les avait doublées. Certainement pas moi. Déjà deux cicatrices, disait-elle. Je ne pus m'empêcher de passer mon pouce meurtri sur la marque de ma gorge. Nous étions à égalité ma chère Mircée.

Les chroniques des FluctuantesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant