Chapitre 1 La montagne du chat endormi- partie 3

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Les deux sorcières d'essences opposées se lancèrent un regard noir avant de se joindre les mains. Dès qu'elles se touchèrent, une puissante vague d'énergie me traversa et je ressentis alors toute la force des trois Dominantes. Mon corps, comme celui des autres novices, se mit à trembler sous les effets du flux beaucoup trop puissant pour nous mais la maîtrise impeccable d'Hérodiade nous empêchait de sombrer dans les flammes de Thanatos. La cérémonie commença. Le chant des anciennes fût repris par les Dominantes qui nous encadraient et je sentis des ondes parcourir mes bras comme des décharges électriques. Nos ainées se balançaient avec une telle violence qu'elles nous entraînaient dans leur transe, imposant leur rythme au groupe. Les psalmodications devinrent plus virulentes et désunies. La prière en canon récitée par les sorcières donnait à entendre un brouhaha incohérent et inintelligible mais nous étions très sensibles à cette énergie décuplée. Une novice Obscure poussa un râle terrifiant alors qu'une Lumineuses ne put empêcher un rire nerveux qui semblait l'emmener au bord de la démence. Les Dominantes respectives réagirent aussitôt, gérant l'état de leurs protégées en régulant les flux qui circulaient en nous.

Je ne contrôlais plus rien. Mon corps et mes sensations ne m'appartenaient plus. J'eu l'horrible sentiment de n'être qu'un objet conducteur des énergies des Dominantes qui s'amplifiaient à chaque tour qu'elles faisaient dans l'anneau de chair que nous formions. Nous étions emplies d'une force nouvelle que l'on avait jusque-là à peine frôlée du doigt. Mon corps tout entier s'engourdissait par les ondes qui s'échangeaient à travers les quatre anneaux du cercle. Erictho et Canidia semblaient subir elles-aussi plutôt que gérer les mannes de flux venant de toutes parts. Au moins, je n'étais pas la seule à me sentir dévastée par ce qu'il se passait. 

Nous tremblions et transpirions de manière incontrôlée. Notre sueur coulait sur notre corps pour s'écraser dans la terre de la montagne et percutait le sol dans un crissement qui rappelait le feulement d'un chat en colère. Mes bras tremblaient de plus en plus et une intense chaleur m'envahissait. Si moi, j'avais le corps bouillant, qu'en était-il de Vantimille ? Je risquais un regard sur le côté et la pauvre novice avait déjà commencé à prendre feu sur ses cuisses et ses avant-bras. Elle jetait des coups d'œil effrayés autour d'elle mais gardait courageusement les mains crispées dans celles de ses sœurs pour ne pas rompre le cercle. Hérodiade réagit aussitôt au malheur de sa protégée. Elle serra plus fort le poing de Vantimille et son énergie éteignit aussitôt les flammes qui parcouraient son corps.

-" Fermez les yeux, jeunes sœurs. Et n'ouvrez le cercle sous aucun prétexte ! " cria ma Dominante.

Mais je ne pus me résoudre à fermer les paupières car aussitôt l'intervention d'Hérodiade finie, nous entendîmes le hurlement d'une ancienne Obscure percer la litanie. Son corps nu aux chairs pendantes de vieillarde prenait feu de toute part perturbant l'anneau des Obscures. La vieille criait de douleur mais continuait de tenir les mains de ses sœurs d'essence, maintenant le cercle fermé. Les Obscures qui l'entouraient, tout en psalmodiant frénétiquement, firent courir leur main sur le corps décharné à travers les flammes jusqu'à se toucher les doigts et exclurent définitivement l'ancienne du cercle. La vieille continua de hurler jusqu'à ce que la brûlure du feu ait raison d'elle. Sa silhouette à genoux dans l'herbe se transforma en une sculpture de cendre d'où une forte odeur de viande brûlée s'échappait pour se répandre sur la montagne.

-"Meora !" me hurla Hérodiade. "Ferme les yeux ! Ta vision perturbe le groupe ! "

Le rappel à l'ordre avait sonné comme une claque. Je fermai les yeux bien malgré moi et l'obscurité fit très vite place aux forces qui me parcouraient. Je pouvais voir courir sous mes paupières la lumière régulièrement chassée par les ténèbres, repoussées à leurs tours par quelques éclairs bleu vif. La tension que je ressentais à travers tout mon corps était à son comble. Le sol se mit à trembler en dessous de nous et des fissures crevèrent la terre sous le cercle. La terreur s'empara de moi mais les flux d'énergie qui nous traversaient nous envoyèrent des messages rassurants. Tout était donc normal, la cérémonie se déroulait comme prévu. Toutes les jeunes sœurs tremblaient sans pouvoir se contrôler alors que les autres, plus expérimentées, semblaient revitalisées et extatiques. Des mottes de terre commençaient à se soulever dans les airs et l'odeur de boue se mélangeait à celle des cendres de la vieille Obscure.

-"Continuez mes sœurs ! Continuez, nous y sommes presque !" hurla Hérodiade à l'assemblée.

Quelques anciennes et vivaces, les sœurs d'un âge intermédiaire, commençaient à avoir des comportements étranges. Certaines coupaient les psalmodications par des rires suraiguës alors que d'autres bavaient et crachotaient. Tout en fermant les yeux, j'avais conscience de leur état par notre connexion. J'étais elles, elles étaient moi. Nous savions ce qui se passait. D'un coup, toutes nos têtes furent basculées en arrière par une force inconnue et l'énergie du cercle se projeta en rayons au travers de nos bouches, de nos yeux, de nos narines et de nos oreilles. Un bruit guttural sortit de ma gorge sans que je comprenne d'où il venait. 

De moi ou de mes sœurs, c'était un appel à la résurrection de la terre. Des volutes de fumée et des éclairs, tantôt sombres, tantôt lumineux, tantôt bleu électrique, s'échappaient du sol pour s'agglutiner et former des boules compactes qui volaient au-dessus de nos têtes. Elles semblaient nombreuses et se placèrent dans une forme géométrique complexe alternant des boules bleues, noires et blanches comme une sorte de constellation étrange. Elles furent maintenues dans les airs quelques secondes après que la dernière boule fut créée puis tout retomba. Même l'énergie et nos têtes. Hérodiade rouvrit les yeux et nous fîmes de même. Je me sentie vidée de toute mes forces et peinait à retrouver mes esprits. Les plus faibles d'entre nous laissèrent couler leurs larmes de joie autant que de soulagement d'avoir survécu au grand sabbat. Le centre du cercle était éventré de toutes parts. Les boules, les unes sur les autres enfoncées dans la terre meuble, scintillaient légèrement.

-"Combien y'en a-t-il ?" demanda Hérodiade d'une voix éteinte.

Un silence se fit. Quelque chose n'allait pas, nous le sentions toutes.

-"Beaucoup trop !" répondit Hillel tout en brisant le cercle.

Elle leva ses deux bras en l'air d'un geste brusque et les sphères blanches décollèrent du sol pour venir se placer au-dessus de sa tête tel un épais nuage. Elle les regarda un instant et dit :

-"J'en ai 2156 à moi seule, je n'ai pas perdu autant de sœurs que ça ! Les Lumineuses sont surentrainées et ne meurent pas facilement alors pourquoi la grande Therggia nous en a-t-elle envoyé autant ?"

Hérodiade ne répondit pas et se plaça à ses côtés. Elle fit le même geste qu'Hillel quelques instants plus tôt. Toutes les boules bleu électrique vinrent se placer au-dessus de la tête de ma Dominante :

-"Les Fluctuantes ont dénombré seulement 127 pertes pour ce cycle dans leur rang. La grande Therggia nous a envoyé 2724 nouvelles-nées..."

Hérodiade regardait les sphères voler au-dessus de son crâne. La lumière bleue qui en émanait renforçait l'expression d'inquiétude qui s'était figée sur son visage. L'assemblée s'agita. Les Lumineuses lançaient des regards noirs sur ma Dominante et quelques-unes se balançaient d'avant en arrière en signe de désapprobation.

-"Pourquoi un tel écart ? C'est inconcevable !" s'énerva Hillel qui faisait danser les sphères blanches au-dessus de sa tête. "Trop de nouvelles-nées vont déséquilibrer les forces, il y aura des répercussions dans notre monde ! La situation est grave, nous devons prendre une décision !"

-"Et quoi ?" répondit Hérodiade. "Comment penses-tu rééquilibrer les flux d'énergies ? En améliorant ceux des autres espèces peut-être ?"

Ma Dominante claqua la langue et partit à rire. La tension montait déjà entre les clans et cette situation anormale chargeait l'atmosphère de crainte et de haine. La provocation d'Hérodiade avait été de trop. Hillel bondit sur Hérodiade qui, aussitôt, la propulsa en l'air. La Lumineuse se redressa si vite dans sa chute qu'elle n'eut pas le temps de s'écraser au sol. Elle atterrit si lourdement que ses orteils se crispèrent dans la boue. Les genoux pliés et les mains en position d'attaque, Hillel toisa d'un œil mauvais son adversaire :

-"Et quelle est ta solution, Oh grandissime Fluctuante ? Guide-nous puisque c'est ton rôle." ironisa-t-elle.

Les chroniques des FluctuantesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant