Chapitre 2 : Les Sans-destin - partie 4

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-"Bientôt, grâce soit loué à la grande Therggia, d'autres vont éclore et vous remplaceront dans le temple du bouc pour que vous-même, veniez grossir les rangs des castes des Fluctuantes. Celles dont l'heure n'est pas encore venue d'éclore, resteront sous étroite surveillance dans le nid en attendant leur heure."

Je vis Canidia pousser du coude Erictho qui se redressa à l'annonce de notre prochaine intronisation dans les castes. Son arrogance transpirait tout autant que sa soif de pouvoir.

-"Par cycle d'éclosions", reprit Hérodiade, "le nombre de sphères concernées est aléatoire. Cela dépend du futur que nous réservent les dieux. En moyenne, la grande Therggia dans sa grande générosité, nous dote d'un millier de sphères, pour des éclosions d'une centaine de sphères par cycle, qui peut varier selon les besoins du clan d'une vingtaine, comme pour votre cycle jusqu'à des éclosions spectaculaires de 200 sphères comme nous l'avons déjà connu auparavant pour pallier à de futures grandes batailles."

Vantimille dansait sur son banc. Les yeux baissés sur ses pieds nus, elle osa pourtant interrompre notre Dominante :

-"Vantimille, dernière du temple du bouc prend la parole. Ma Dominante, nous avons eu bien plus de sphères mais en quoi est-ce une mauvaise chose ? Et comment se fait-il qu'il y ait une plus grande différence chez les Obscures ?"

Des murmures dans les gradins remplirent d'un brouhaha inintelligible la salle aux milles mots. La question de Vantimille m'interpela. Hérodiade regarda quelques instant ma jeune sœur, et avec une expression qui se voulut maternelle, reprit pour l'ensemble des Fluctuantes :

-"J'ai eu le temps de faire le point avec vos sœurs cryptomanciennes. Entre chaque cérémonie de naissance, une moyenne de 1000 à 1300 sœurs rejoignent Thanatos et sont remplacées par à peu près le même nombre de sphères. Ce chiffre en lui-même ne se prête pas à la panique mais, c'est le nombre de sphères de naissance qui pose problème. Nous en avons eu 2724, soit plus du double habituel, ce qui annonce une grande menace sur une majorité d'entre nous... Pour être plus clair, nous avons environs 1400 sœurs de trop. Pour la question sur le nombre de sphères des Obscures, tout cela est encore flou pour nos cryptomanciennes. Seront-elles une menace pour nous, pour elles-mêmes ? Nul ne peut encore se prononcer..."

Des sœurs se balançaient à la confirmation de ce nombre, inquiètes. Je ne voyais pas en quoi avoir plus de sœurs était néfaste pour nous. Tout comme nos sœurs Obscures, plus de nouvelles sœurs voulaient dire plus d'énergie et de puissance pour le clan. Hérodiade continua d'une voix grave.

-"Plus de 1400 de nos sœurs, assises ici-même, vont périr avant la fin de ce cycle. Ce qui signifie qu'une puissance va détruire un bon nombre d'entre nous. Ces sœurs seront destinées à mourir sans avoir une chance d'échapper à leur destin, c'est cela que nous appelons les sans-destin."

1400 ! 1400 sœurs mourront dans un futur proche ! Mes yeux balayèrent les gradins qui étaient agités de plus belle. Certaines s'étaient mises debout et hurlaient, le poing levé en direction d'Hérodiade et de la loge vide des cryptomanciennes. Leurs paroles et leur colère se mélangeaient dans le capharnaüm ambiant. Je n'en revenais pas. C'était énorme ! La mort allait faucher plusieurs centaines d'entre nous et cela pouvait être n'importe qui, même moi...

 Je commençais à comprendre ce qui pesait sur nos têtes à toutes, et surtout sur la mienne. Je ne voulais pas mourir. Je n'avais même pas pu faire mes preuves au sein de notre communauté. J'avais tant de choses à faire avant. Ce n'était vraiment pas comme cela que je concevais ma chute. Je pensais que, comme la plupart d'entre nous, j'aurais été rejoindre les souterrains de Thanatos après avoir été vaincue lors d'une prodigieuse bataille. Mon nom aurait été gravé sur les parois de nos grottes sacrées avec des lettres de sang et mes restes auraient rejoint mes aînées dans les branches de l'arbre aux mortes. Jamais je n'aurais pensé mourir, prise au piège dans les jeux des dieux, sans avoir aucune chance de survie. Prise au piège comme une souris offerte à un serpent ! Mes poumons manquaient de place entre mes côtes et mon cœur se serrait.

J'eu soudainement froid et tout ce que je voulais en cet instant, c'était fuir. Survivre. La mort et le déshonneur de tomber comme des mouches nous menaçaient toutes. Les meilleures, les plus braves d'entre nous pouvaient périr au même titre que la plus vieille et la plus faible. Aucune gloire. Tout était joué d'avance, quoi que l'on ait pu prévoir pour se protéger. 

Je frottai nerveusement l'anneau de protection sur la tranche de mon oreille. Me servirait-il désormais ? La grande Therggia avait-elle déjà choisi les âmes qu'elle enverrait à Thanatos ? J'imaginais des tâches noires sur les fronts de mes voisines, des marques de condamnation. 1400 tâches sur la peau grise de mes sœurs. Qui serait épargné ? Comment mourrons-nous ? Quelle était cette terrible menace qui se balançait au-dessus de nous, attendant un signe du destin pour nous écraser toutes ? Les questions se multipliaient dans ma tête. Dans les semaines à venir, il allait être indispensable de se faire le plus d'alliées possibles pour avoir une chance, aussi infime soit-elle, de combattre notre destin. Je me refusais à céder à la panique et au désespoir. Il était aussi possible que je n'en sois pas une. Le destin me serait peut-être favorable. Je ressentis le besoin de connaître les noms de celles qui allaient tomber. Mes sœurs aînées, elles aussi, voulaient des réponses :

-"Manphéa prend la parole. Nous voulons connaître les noms des sans-destin." dit une sorcière aux cheveux aussi blancs que les miens.

-"Stupide !" hurla Hérodiade agacée à l'assemblée qui se tût aussitôt. "Que cela vous apporterait-il ? Si c'était votre nom qui apparaissait ? Que feriez-vous de plus sachant que nul ne peut aller contre son destin ? Non, la vraie question est de savoir de quel genre de menace il s'agit ! S'il est question d'une future guerre entre clans où une menace extérieure inconnue qui puisse mettre en péril notre existence. J'ai déjà lancé les cryptomanciennes sur ces recherches. C'est pour cela qu'elles sont absentes de ce conventus. Nous devons attendre. Nous devons faire confiance à nos sœurs cryptomanciennes. Bientôt, elles auront la réponse des dieux. 

Elles sauront ce que nous devons faire. Je vous tiendrai au courant dès que nous aurons obtenu des résultats probants. En attendant, mes sœurs, soyez vigilantes et signalez à vos cheffes de caste tous phénomènes ou comportements qui vous paraîtraient étranges et elles devront m'en informer le plus tôt possible. En attendant, nous reprendrons nos activités normalement. La cession est close !

-De la délation hein ? Si c'est comme ça qu'elle pense réussir à gérer la situation...", murmura une sorcière vivace dans mon dos. Je me retourna et reconnu la sorcière aux yeux jaune qui m'avait entaillé le cou. Elle ne m'avait pas vu mais fixait d'un regard de dégoût le siège que venait de libérer notre Dominante. Hérodiade était sortis très vite de la salle aux milles mots pour rejoindre l'étage jusqu'au poste des cryptomanciennes. Les sorcières se bousculèrent pour sortir et la tension augmentait entre elles. Certaines se donnèrent des coups de coude et quelques décharges d'énergie fusèrent en réponse. Je m'apprêtais à sortir à mon tour lorsque cette peste d'Erictho me frappa derrière la tête et ricanant :

-"Avec un peu de bol, je n'aurais même pas à me fatiguer à t'arracher la tête sans-destin Meora."

Erictho se mit à rire d'une voix suraiguë et Canidia, qui la suivait comme son fidèle lieutenant, riait aussi. Son air narquois m'horripilait. Elle avait profité de la situation pour humilier cette pauvre Vantimille tout à l'heure mais visiblement, cela ne lui suffisait pas. Je devais la tuer au plus vite mais pas tant que je n'étais pas débarrassée du joug de la vieille Manata. Je me remémorais les propos de Mircée, attendre d'être dans une caste et demander de l'aide à ma marraine. Vivement l'épreuve des castes. 

Une fois chez les coureuses-réceptacles, avec les accords que je pourrais y passer et le pacte conclu avec Mircée, Erictho ne serait bientôt plus qu'une montagne de cendres. Cette image me réjouit et m'accompagna durant tout le trajet pour me rendre au temple du bouc. Manata nous y attendait de pied ferme. Aucune crise au monde, aucun cataclysme ne pouvait la détourner de son rôle de formatrice à notre plus grande déception. Le reste de nôtre journée s'annonçait rude.

Les chroniques des FluctuantesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant