Les chroniques des Fluctuantes

Chapitre 3 : Le dernier jour de jeune sœur - partie 12

Merde, c'était bien ça ! Canidia nous avait dénoncés et elle espérait me faire tomber à mon tour. Hors de question que je lui laisse la victoire sans me battre. Une partie de sa question était sans fondement. Oui, j'avais tué Erictho mais certainement pas pour sauver Galinor. Une vague de douleur me frappa le front. Notre Dominante essayait apparemment de percer mon esprit. Je sentais son énergie tenter de trier le vrai du faux dans mes souvenirs mais elle se heurta à un mur. Quelque chose lui bloquait l'accès.

 La douleur se faisait plus sourde, plus lointaine. Hérodiade me fixa durement un instant, surprise, et ferma les yeux pour augmenter sa concentration. Moi-même, je ressentais une puissante force, autre que ma Dominante, dans mon esprit. La douleur que j'avais pu ressentir disparu totalement, mon esprit protégé par cette autre entité. J'étais cependant comme paralysé. Quelqu'un me contrôlait et me maintenait dans une position qui ne laissait rien voir de ce que je subissais. 

Ma tête était devenue un champ de bataille invisible. Une de mes sœurs dans l'assemblée essayait de me protéger. Mais qui ? Qui essayait de contrecarrer la volonté de notre Dominante ? Si elle venait à se faire découvrir, elle courait à une mort certaine. J'étais consterné. Une lutte entre deux puissantes sœurs se faisait au travers de mon esprit sans qu'aucune Fluctuante ne s'en rende compte. De l'extérieur, mes sœurs ne voyaient qu'Hérodiade percer mon esprit. Personne ne pouvait être plus puissante qu'une Dominante en titre. 

Alors, comme ce faisait-il qu'une de mes sœurs pénètre dans mon crâne et arrive à déjouer la volonté d'Hérodiade ? Soit ma sœur était une réelle menace pour elle, soit Hérodiade était beaucoup plus faible qu'elle n'aurait dû l'être. Les heures passées avec les cryptomanciennes et la fatigue qui se lisaient sur son visage l'avait-elle affaiblie à ce point ? Hérodiade tenta le tout pour le tout et mit ses dernières forces à lutter contre la barrière qui lui cachait mes souvenirs. Une douleur aiguë me prit lorsque celle-ci céda violemment, projetant du même coup l'esprit de l'inconnue et de ma dominante en dehors de mon cerveau. Cette sœur venait de me sauver, il fallait que je ne perde pas l'avantage qu'elle m'avait offert.

-"Bien sûr que non !", crachais-je vers la foule des Fluctuantes avant que ma Dominante ne retente de pénétrer mon esprit. "Pourquoi aurais-je tué Erictho pour sauver une autre que moi ? Ça n'a pas de sens, ce n'est pas dans notre sang !"

J'hurlai ces affirmations comme autant de questions que je voulais poser à celle qui venait d'intervenir entre Hérodiade et moi. Mes yeux scrutèrent l'assemblée en essayant de trouver celle qui m'avait aidé. Mais je ne croisais que des regards inquisiteurs. Pourquoi m'avait-elle aidée ? Qu'allait-elle en retirer ? Les sorcières autour de nous claquèrent de la langue. Il était inconcevable qu'une sœur entre dans une bataille si elle n'avait rien à y gagner. Et pourtant, c'est ce que j'avais fait moi aussi.

-"Canidia vient de nous dire l'inverse ! Expliques-toi Meora ou tu le paieras !", poursuivit Hérodiade en fulminant.

Sa défaite, bien qu'invisible pour la plupart d'entre nous, avait été une gifle trop brutale pour elle. Elle savait que j'avais eu conscience de sa faiblesse et qu'une traîtresse se dressait parmi nous. Elle comptait me faire payer pour cet affront. Hérodiade m'empoigna les cheveux et me jeta contre le sol. Elle m'octroya aussitôt un fulgurant coup de pied dans le ventre.

-"Parle, petite effrontée ! Parle !"

Sa violence paraissait démesurée alors qu'il n'y avait pas encore eu de preuve contre moi. Mes sœurs tueuses claquèrent aussitôt des dents en signe de protestation mais aucune ne bougea. Galinor se précipita à mes côtés mais la main ferme de Yourga, la marraine de Canidia, la retint avant qu'Hérodiade ne put s'en apercevoir et ne passe son courroux sur elle aussi. Une voix interrompit la colère de notre dominante :

-"Je l'affirme, moi, Canidia, seconde nouvelle tueuse, récita la pâle ; J'ai entendu parler Meora et Galinor pendant la battue. Elles parlaient du meurtre d'Erictho lors de l'épreuve des castes. Erictho à essayer de tuer Galinor et Meora est intervenue. Elle a pris la défense de Galinor et a tué Erictho. Je le sais !"

J'avais vraiment hâte de lui fracasser le crâne à celle-là. J'enrageais mais c'était moi que l'on jugeait. Si je lui sautais à la gorge, j'avouais et je signais en même temps mon arrêt de mort. Non je ne voulais pas que cette peste s'en sorte aussi facilement.

-"Alors c'est que Canidia est une habile menteuse si elle a réussi à vous convaincre, ma Dominante. Pourquoi aurais-je protégé Galinor ? Mon duel avec Erictho était prévu et tout le monde le sait ! Vous le savez également !", criai-je en écumant de rage. "Ne l'avez-vous pas lu dans mon esprit ?

-Comment oses-tu ?", hurla-t-elle, prête à me frapper encore avant de se figer d'effrois, comprenant le piège que je venais de refermer sur elle.

J'avais osé la pousser dans ses retranchements. Je venais de provoquer notre cheffe à toutes d'une façon des plus injurieuses pour elle sans lui offrir la moindre issue. Elle ne pouvait pas me contredire. Si elle venait à déclarer qu'elle n'avait rien réussi à lire dans mon esprit, elle affichait sa faiblesse au grand jour. De plus, mes sœurs ne se seraient pas contenter de cela. Elles voudraient savoir pourquoi notre Dominante n'avait pas réussi à percer l'esprit d'une jeune tueuse, il aurait fallu qu'Hérodiade explique que l'une d'entre elle lui était supérieure en énergie, et de cela, elle en était incapable. 

Si elle devait prendre la parole à ce sujet, elle ne pouvait qu'aller dans mon sens, malgré le mensonge que cela représentait. Le regard ulcéré de Canidia la pâle allait de l'une à l'autre. Elle ne comprenait pas comment j'avais pu berner notre dominante. Je voyais dans son attitude qu'elle était persuadée, comme toutes celles autour de nous, qu'Hérodiade avait vu mon innocence dans mon esprit. Cela la mit hors d'elle :

-"Avoues-tu ?", m'ordonna Canidia exaltée. "Avoues-tu ?

-Tu m'as écoutée, pauvre débile que tu es ? J'ai dit si, mais désolée de te décevoir, je n'ai tué personne aujourd'hui bien que ce n'est pas l'envie de te faire la peau qui me manque."

Nos sœurs tueuses rirent et claquèrent de la langue, avides de savoir qui remportera ce combat. Mais certaines sœurs des autres castes claquèrent des dents furieusement.

-"Et je peux le prouver !", dis-je dans un élan d'orgueil que je regrettais aussitôt.

-"Comment ?", me demanda Hérodiade étouffant sa colère. "Comment peux-tu prouver que tu n'as pas brisé une de mes règles d'or et par la même, remis en doute mon autorité ? Parle !"

Sa voix avait pris une tonalité rauque, presque brisée. Son autorité avait été sapée par mon comportement et par une sœur dont on ignorait l'identité. Je vis la rage immense dans ses yeux verts. Je venais de lui fournir un moyen pour elle d'exercer sa vengeance. Je devais trouver une solution, et vite.

-"Canidia affirme que j'ai tué Erictho. Mais comment peut-elle, elle, le prouver ?

-Ne renverse pas la situation Meora", répondit la pâle, "ça ne sert à rien. C'est toi que l'on juge aujourd'hui ! C'est à toi de te défendre !"

Un petit rire narquois s'éleva dans la foule silencieuse de mes sœurs Fluctuantes. La vieille Manata joua des coudes pour se frayer un chemin jusqu'à notre dominante et Canidia. Elle avançait de son pas claudiquant avec nonchalance et déclara d'une voix claire :

-"Il me semble, ma dominante, que selon nos lois ; une sœur ne doit pas attirer l'opprobre sur une autre sans fondement. Et encore moins, s'il s'agit d'une manière lâche de se débarrasser de ses ennemies... Je ne connais que trop bien toutes ses petites. Les mêmes, années après années. Elles veulent toutes se faire une place de choix dans le cercle ; quitte à en dépasser les limites... Canidia n'est pas en reste et elle était la seconde du temple. Qui vous dit, oh ma Dominante, si la disparition d'Erictho ne l'avantagerait pas plus que Meora ? Comment savoir où se trouve la sombre à l'heure qu'il est ? Morte, oui, je le crois volontiers. Ce ne serait pas la première fois d'ailleurs...."