Chapitre 2 : Les Sans-destin -partie 5

14 4 0
                                    


Cela faisait maintenant quelques lunes que notre routine avait repris. Le sanctuaire bouillonnait toujours autant d'activités mais l'ambiance avait changé depuis la dernière réunion. Les visages de mes sœurs étaient fermés et les simples querelles finissaient souvent en déclaration en duel. Hérodiade dû instaurer des patrouilles de redoutables pour que les tensions ne dégénèrent pas en massacre. L'annonce des sans-destin nous avaient toutes ébranlées. Au temple du bouc aussi, l'atmosphère était pesante car toutes attendaient de savoir qui, d'entre Erictho et moi, allait déclencher les hostilités. Erictho la sombre se montrait de plus en plus désagréable et Canidia la pâle montrait ouvertement son soutien. Les autres sœurs du temple, Meïsanne, Ismène, Samzun, Galinor et Vantimille ne voulaient pas prendre parti. Elles avaient bien trop peur de se mettre Erictho et Canidia à dos car aucune d'entre elles n'auraient été de taille à les affronter en duel. 

Je n'avais pour soutien que cette écervelée de Mircée même si toutes souhaitaient en secret la mort d'Erictho. Je regardai mon pouce. La marque sur mon doigt était encore visible ce qui signifiait que le pacte n'était pas encore caduc. Mircée la grise devait tenir sa promesse mais je ne pouvais pas m'empêcher de douter qu'elle vienne m'aider à vaincre Erictho si les choses tournaient mal. Comment réagirait Mircée si Erictho prenait le dessus ? Viendrait-elle affronter elle-même notre première sœur ou fuirait-elle ? Allais-je seulement réussir à provoquer Erictho en duel alors que tout le sanctuaire était surveillé par les redoutables ? De plus, ma très chère première sœur prenait un malin plaisir à disparaître un peu trop régulièrement à mon goût. Elle mijotait quelque chose. Je me surpris à la suivre durant une semaine entière après les enseignements de tactique de combat et de guerre. Mais rien. 

Je perdais régulièrement sa trace. Erictho avait été une des premières à défier le couvre-feu de Manata et à se faufiler dans tout le sanctuaire. Elle le connaissait comme sa poche. Pas moi. Elle savait que je la suivais et me faisait régulièrement part de mon manque de discrétion dans mes tentatives d'espionnage. J'enrageais contre elle mais je ne pouvais rien faire. Les jours et les enseignements de Manata se succédèrent sans que je ne trouve d'explication à ses fuites répétées. La lune n'était pas encore couchée lorsque je me levai d'un bond pour sortir de mon lit de paille. Je m'habillai et préparai quelques affaires. Je fourrais rapidement dans un sac de toile un vieux livre sur les anciens symboles des Fluctuantes ainsi que quelques racines de tamalac.

Aujourd'hui, nous devions nous rendre dans l'une des montagnes sacrées qui entouraient notre sanctuaire. L'enseignement du jour allait porter sur nos vieilles légendes, et bien que je ne m'y intéressais guère, ce cours allait me permettre de m'éloigner du temple et de la surveillance des redoutables. Je tenais là, enfin, la possibilité de provoquer Erictho en duel. Avec un peu de chance, j'allais la croiser avant le début de l'enseignement de Manata. Je fis le tour de ses lieux de prédilections jusqu'à entrer dans deux trois ateliers et une forge pour être sûre qu'elle n'achète rien pour notre futur combat. Mais Erictho ne se montrait pas.

Encore une fois, elle semblait s'être volatilisée parmi les arbres ce qui me mettait hors de moi. Comment réussissait-elle à chaque fois à m'échapper ? Elle voulait se duel tout autant que moi alors pourquoi fuyait-elle de la sorte ? J'allais être en retard pour l'enseignement de la vieille cryptomancienne et pressa l'allure. Il me fallait bien une bonne demi-heure pour m'y rendre en barque et je ne perdis pas de temps. Erictho la sombre y serait forcément et je pourrais enfin la mettre au pied du mur. J'amarrai mon embarcation à la poutre d'un ponton qui longeait une plage surplombée d'une falaise abrupte. La grotte des Premières, là où Manata nous attendait en compagnie de sept de mes sœurs de temple. Où était Erictho ?

-"On va commencer. Tant pis pour les retardataires. Vous savez toutes que ses grottes sont considérées comme sacrées et qu'elles renferment depuis l'aube des temps les savoirs anciens de notre peuple. Qui peut me dire ce qu'elles renferment d'autres ?

-Des sorts qui nous tueraient sur le champ pour protéger les secrets des premières sœurs." répondit Meïsanne d'une voix peu assurée.

-"Exact petite mais pas seulement. Les parois de ces grottes renferment l'essence même de leur énergie ainsi que leurs tombeaux. Les premières possédaient presque toutes le don des dieux, don perdu depuis bien longtemps par les Fluctuantes à la grande honte de notre clan mais leurs énergies et les malédictions qui courent dans les galeries sont-elles, bel et bien encore actives. Le don des dieux était une forme d'énergie plus puissante que celle qui coule dans les veines des trois Dominantes réunis. Il était donc impossible pour les premières d'avoir une place au sein de l'arbre aux mortes sans que leurs dépouilles ne mettent en danger le sanctuaire des Fluctuantes. Ce qui fait que ces grottes sont à la fois des lieux des plus sacrés mais des plus dangereux de notre territoire. Leurs restes sont donc conservés dans des sépulcres protégés par des sorts dont moi-même j'ignore les effets. Mort immédiate, malédiction, mutilations sévères, si vous souhaitez le découvrir libre à vous. Les autres, suivez-moi comme mon ombre" . grinça Manata en s'engouffrant dans la grotte après avoir levé un puissant sort qui barrait l'entrée.

Manata nous enferma dans une bulle de protection pour que les malédictions ne puissent nous atteindre. Son pas claudiquant résonnait entre les parois irrégulières et nous la suivîmes dans un silence religieux. J'étais profondément agacée par l'absence de mon ennemie et essaya d'en savoir plus auprès de Canidia sur les raisons qui poussaient notre première sœur de temple à sécher les cours. La pâle, énervée de devoir avouer qu'elle n'en savait pas plus que moi, me lança un regard torve et cracha sur le sol en signe de dédain. Ainsi le fidèle animal d'Erictho n'avait pas été mis au courant de ce qu'elle tramait dans notre dos. 

Cela m'intrigua encore plus mais la vieille Manata avait accéléré le pas et si je voulais rester sous sa protection, il me fallait coller au groupe. L'obscurité du lieu sacré m'obligea à fouiller dans mon sac pour sortir mes racines de tamalac. Je les pressai légèrement entre mes doigts pour contrarier la plante qui se mit à luire faiblement. Bien que peu vive, la lumière qu'elle dégageait était grandement suffisante pour éclairer le sol et les parois humides.

Certaines de mes sœurs s'en étaient également procurées, éclairant un peu plus la grotte des Premières. Vantimille se rapprocha de moi pour pouvoir profiter de la faible lueur que dégageaient mes racines. Bien qu'énervée par ses oublies répétées, je ne fis aucun commentaire par peur du courroux de Manata. Durant ses leçons, elle imposait un silence strict et malheur à celle qui le brisait. La vieille cryptomancienne s'arrêta au détour d'une roche et attendis que nous nous mettions en demi-cercle autour d'elle :

-"Ici" , dit-elle d'une voix qui résonna dans toute la galerie, "des runes ont été tracées sur la paroi par une sorcière Fluctuante du nom de Véla. Qui peut me dire qui elle était ?

- Une sorcière cryptomancienne qui vécut pendant le 712ème cycle." répondit nerveusement Ismène en rompant le silence qui s'était installé.

L'œil bleu de Manata brilla sous les lumières du tamalac. Ismène trembla légèrement dans le noir.

-"Au moins une qui sait lire correctement ! Véla raconte ici la légende de la première Achémar."

Les écrits de Véla étaient tout aussi honorés que les noms des Fluctuantes dont elle racontait leur histoire. Véla la cryptomancienne avait eu un rôle déterminant dans notre clan car elle fut la première à vouloir conserver une trace de notre histoire. Ainsi les noms, les guerres, les techniques de combats et notre gloire avait été préservés de l'oubli. Ses écrits étaient vénérés et souvent consultés pour établir des plans de batailles lors de grands conflits avec les Lumineuses et les Obscures. Le livre que je transportais dans mon sac et qui me servait pour mon apprentissage n'était autre qu'une des nombreuses répliques des notes de Véla, le livre des Connaissances.

 Chaque novice, avant de finir sa formation au temple du bouc devait faire plusieurs copies de ces textes pour en assurer la perpétuité. J'en avais déjà fait trois et cela m'avait permis de maîtriser les runes anciennes. Véla avait également transcrit d'autres histoires, celles des premières sœurs de notre genèse. Elle les avait gravés sur les parois des grottes entourant notre territoire. Ces textes écrits dans notre première langue renforçaient symboliquement notre sanctuaire avec les fantômes des grandes épopées d'antan et était un gage de la grandeur de notre clan. Elle fut la seule à avoir eu le droit de reposer parmi les premières en signe de gratitude pour son travail. 

Nos ainées, depuis lors disparues, pensaient que conserver les os de la cryptomancienne au milieu de ses textes, leurs conféraient un pouvoir et une force accrue, transformant la grotte des premières en berceau symbolique de notre existence.

Les chroniques des FluctuantesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant