X. Une blonde en cuisine

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Apparemment, ils nous attendaient de pied ferme. Ils étaient déjà presque tous là. La soirée allait être sportive.

Ce fut Cynthia qui nous ouvrit. Récemment fiancée à Eric, elle restait un mystère pour nous. Grande, blonde, je devais bien avouer qu'elle avait un corps de rêve, bien qu'elle fût un peu stéréotypée. Malheureusement, elle avait à peu près la même présence - et la même conversation- que la fougère du salon. Ses réflexions étaient toutes plus naïves et décalées les unes que les autres. Elle avait au moins le mérite de nous faire rire, bien malgré elle. Au fond, je devais bien reconnaître que nous étions particulièrement durs à son égard. S'intégrer à notre groupe n'était pas chose aisée, et nous ne lui facilitions pas la tâche.

Emma me sauta littéralement dans les bras et me fit un câlin à m'en étouffer. Je la reposai au sol et nous nous installâmes tranquillement près des cacahuètes, ignorant les regards curieux, complices ou moqueurs. Marc s'affairait dans la cour avec Eric, tentant d'allumer le barbecue. C'était vraiment un truc d'hommes, le barbecue. Nous réclamons l'égalité à cor et à cri, mais de mémoire, je crois n'avoir jamais vu une femme se lever pour lancer un barbecue. Ce qui ne semblait pas déranger les hommes, et une sorte de rituel s'instaurait même entre "vrais mecs" autour du charbon. Le côté primaire de l'acte peut-être? Un ami m'avait répondu un jour qu'il s'agissait de l'instinct chasseur de l'homme qui émergeait, enfoui depuis des millénaires mais pourtant bien présent. Alors aujourd'hui bien sûr, chasser des brochettes achetées chez le boucher du coin, c'est plus simple: vive le progrès.

Sophie, le visage tendu, préparait une vinaigrette. Avait-elle annoncé sa séparation aux autres? J'allai la voir et lui demandai comment elle allait. Elle me fit un signe du menton en guise de réponse. J'en déduisis qu'elle tenait le coup.

- Soyez cool avec Paul, ne lui faites pas peur dès le début...  Ah oui, et si vous pouviez aussi oublier les dossiers pour ce soir, style les ex, les soirées arrosées, ou le fait que j'ai deux mains gauches, ce serait sympa!

Pendant que je continuais mes mises en garde (dont je savais pourtant qu'elles étaient inutiles), Sophie tourna son visage vers moi. Elle avait les larmes aux yeux.

- Sophie... Que t'arrive-t-il? Ca va pas?

- Tu sais, mon psy dont je t'ai parlé...

- Oui?

- Je crois que lui et moi, c'est du sérieux.

Je restai interloquée quelques secondes.

- Tu veux dire que.. Tu veux dire que tu sors avec ton psy?

- Je ne "sors" pas avec. Ce n'est pas simplement ça. C'est une véritable histoire, c'est plus profond.

L'irruption de Cynthia mit brutalement fin à notre conversation. Avec son habituelle finesse, elle ne s'aperçut pas un instant que l'atmosphère était lourde, et nous lança un joyeux:

- Alors, ça va les girls?

"Les girls". On n'a plus 12 ans et on n'est plus en 1982, avais-je envie de lui répondre. Sans se soucier davantage de notre réponse, elle persista:

- Tu veux de l'aide Sophie pour ta vinaigrette?

Pour lui faire comprendre gentiment qu'il était inutile de se mettre à trois pour faire une vinaigrette, je répondis ironiquement:

- Oui, elle a besoin que quelqu'un verse l'huile pour la soulager dans son travail...

Ni une ni deux, Cynthia attrapait la bouteille d'huile. J'étais partagée entre consternation et amusement. Je sortis lâchement de la cuisine, laissant à Sophie le soin de converser avec Cynthia.

J'observai Paul de loin: il semblait à l'aise parmi mes petits camarades. Audrey et Seb, les deux routards du groupe, racontaient à grand renfort de détails leur dernier voyage. Ils revenaient tout juste d'Inde. Je m'assis près de Paul et pris la conversation en route. Etonnamment, le récit ne me fit pas rêver du tout... Autant leurs périples en Chine, en Australie, au Kenya, au Cambodge, dans l'ouest des Etats-Unis, en Mongolie et que sais-je encore m'avaient donné envie de surmonter ma peur de l'avion et de me balader dans le monde entier, autant l'Inde... J'en frissonnais. Seb était totalement dans son histoire:

- Et là tu vois, alors qu'il y avait de l'eau jusqu'ici, comme c'est la saison des pluies, le train s'est arrêté, paf, comme ça au milieu de nulle part... Parce qu'il y avait une vache sur la voie ferrée! Tu y crois toi? C'est un animal sacré, d'ailleurs tu peux t'accrocher pour bouffer un steak là-bas!

Audrey renchérit:

- De toute façon, tu tomberais malade comme avec le reste. Demande à Seb, il a eu quelques moments d'urgente solitude après avoir mangé certains trucs. Pas vrai chéri?

Elle éclata de rire pendant qu'il se remémorait ces moments difficiles au niveau du ventre et, en effet, de totale solitude.

On toqua à la porte. Cédric et Céline entrèrent. J'avais secrètement espéré qu'ils étaient en retard pour avoir déposé leurs deux dictateurs chez la nounou, mais... non. Ils étaient là, et bien là. En chair et en os -surtout en chair d'ailleurs, conséquence d'une haute absorption de hamburgers et autres nuggets.

Le plus grand, Malo, 9 ans et déjà une carrière de terroriste bien entamée derrière lui, s'approcha de moi, me regarda droit dans les yeux et, en désignant Paul:

- C'est qui ce mec?

Sale môme. Et sale question. C'est vrai, c'est qui exactement, Paul? Mon mec? Trop récent. Mon sexfriend? Pas assez fréquent (pour l'instant).

Je vis Paul attendre ma réponse avec un large sourire qui semblait me dire: "Bonne chance ma cocotte!"

Petit con.

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