Chp 34 - Lalaith : espoir brisé

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Il est assis pile en face de moi.

De temps en temps, je surprends son regard couleur lave, entre le jaune-orange et le rouge. Quand il baisse à nouveau les yeux sur son assiette, j'en profite pour détailler le col de velours perle qui dépasse de son plastron d'armure, le tatouage de sidhe sur son front, sa pommette gauche et son menton, ses oreilles pointues – l'une porte une cicatrice. Il ne parle pas, laissant, comme l'autre chasseur – qui est une chasseresse, en vérité – Asdruvaal monopoliser la conversation.

— ... non assurément, je ne pense pas qu'il y ait réellement une opposition au pouvoir de Tamyan...

De nouveau, je croise le regard de Ialiel. Il m'a eu. Je ne pensais pas qu'il me surprendrait... il pose l'os qu'il était en train de ronger dans son assiette et s'essuie la bouche avec sa serviette. Je m'aperçois que l'une des commissures de sa lèvre est relevée.

Je ne lui ai pas adressé un mot. Pas un seul. Je sais qu'il n'a pas droit de me parler en premier – cela fait partie de l'étiquette des sidhes, surtout lorsqu'ils sont en mission – mais je ne sais pas quoi lui dire pour briser la glace. Tout le monde nous ignore. La deuxième chasseresse d'Asdruvaal sert d'échanson à son maître et Lathelennil : elle ne s'occupe pas de nous. Maman et Premier-Père écoutent les dernières rumeurs de la Cité Noire d'un air concerné.

— ... mais si on a tenté une fois de plus d'assassiner le prince héritier...

Je me fige. Cyann ? C'est de lui, dont parle Asdruvaal ?

Cerin ne m'a rien dit. Mais était-elle seulement au courant ?

L'oreille tendue sur la conversation, je tends machinalement la main vers ma coupe vide. Une main aux griffes taillées en pointe et laquées d'iridium l'attrape, se refermant au passage sur la mienne. Je me fige, déstabilisée par ce contact.

— Est-ce que je vous sers du gwidth, jeune dame ?

Sa voix est grave, légèrement rocailleuse... j'y discerne une note joueuse.

— Euh... Oui, s'il vous plaît.

Il me sourit, et, baissant ses yeux rubis, s'empare de la carafe pour verser le liquide de la même couleur dans ma coupe en cristal.

La glace est rompue. Ialiel me tend ma coupe, puis il ouvre la bouche, dévoilant deux canines de taille plus que respectable.

— Est-ce que vous...

Sa phrase est interrompue par l'exclamation d'Asdruvaal.

— Ah, la voilà ! La Haute Prêtresse de Narda, la perle légendaire de la Cour de Mebd !

Ialiel et la chasseresse se lèvent, à l'imitation d'Asdruvaal. Ce dernier, la main sur le cœur, salue ma sœur ainée.

Cerin. Elle a finalement décidé de venir dîner... dans une tenue resplendissante, aussi blanche que ses cheveux. Elle porte le croissant en argent insigne de sa fonction sur le front, la fine chainette qui la retient scintillant dans ses cheveux. Elle est superbe. Si belle que j'en ai le souffle coupé.

— Je ne porte pas encore ce titre, Prince, dit-elle de sa voix cristalline. Je n'ai pas droit à tant d'honneurs...

Second-Père s'empresse de lui tirer une chaise, alors que maman pousse un plat devant elle. Je croise le regard de Premier-Père sur moi, les sourcils légèrement froncés. Il est préoccupé.

Il ne voulait pas que nous paraissions au banquet ce soir. À cause de nos chaleurs. Moi, j'imagine qu'il pensait que ça allait, à cause de mon jeune âge. Mais Cerin...

Ialiel la dévore du regard, me tournant presque le dos. Et soudain, je réalise que je n'existe plus à ses yeux.

Je le contemple encore un petit peu, voulant graver ses traits dans ma mémoire pour une prochaine histoire. Puis je prends une grande gorgée de gwidth, et me remets à manger.

De toute façon, vivre des romances n'est pas pour moi. Je suis une spectatrice de la vie, pas une actrice. Les expériences, la gloire et les ressentis, je les laisse aux êtres extraordinaires comme Cerin. Moi, j'écris.

Et Ialiel figurera comme première inspiration pour un personnage de mec canon mais salaud que je vais écrire prochainement. Il aura ses yeux couleur de feu, ses traits virils et aiguisés. Et sentira comme lui : la fumée, la forêt de pin sous la pluie, et l'amertume des espoirs brisés.

Espoir brisé... tiens, ça pourrait faire un bon titre.


*


Dans la nuit, par la fenêtre où je guette souvent les lunes en quête d'inspiration, je vois ma sœur ainée quitter silencieusement la maison. Tout le monde dort. Elle est pieds nus, et ne porte que sa sous robe de voiles transparents. Ses cheveux sont lâchés, et flottent derrière elle comme une parure. Je sais qui elle va rejoindre dans la forêt. Ils ne se sont pas lâchés des yeux de tout le banquet, et une fois le repas fini, alors que tout le monde buvait des rafraichissements autour du feu au son du clairśeach et du chant de Shëol et Shelwë, alors qu'Elarya créait de jolies illusions pour illustrer les comptines de ses sœurs, Cerin et Ialiel discutaient à voix basse dans une alcôve, le son de leurs murmures couvrant presque pour moi celui de la musique. La joue sur son poing, il l'écoutait d'un air rêveur. Qu'avait-elle à lui raconter de si passionnant ? Il est vrai que la vie d'une apprentie prêtresse à la Cour de Mebd est sans doute plus intéressante pour un dorśari que le quotidien morne d'une gamine sur une colonie humaine qui ne sort pas de chez elle. Moi, tout le monde m'avait oubliée. Même Second-Père, qui d'ordinaire me prête une attention particulière à cause de notre lien direct, était si absorbé par Asdruvaal et les complots d'Ymmaril qu'il m'ignorait. Je savais pertinemment que Cerin et Ialiel allaient se rejoindre ce soir. Et pourtant, j'ai souhaité que cela n'arrive pas.

Mais maintenant... alors que ma sœur aînée s'enfonce dans la forêt... je ne peux plus nier la réalité.

Il n'a fallu à ma sœur que quelques secondes pour séduire ce mâle inconnu. C'est son pouvoir. Quelque chose que je n'ai pas. J'ai hérité de nombreuses caractéristiques de Lathelennil : son physique très racé, et, il faut le dire, atypique. Cette bizarrerie qui le met à part et fait que, contrairement aux autres Niśven, il n'a jamais été l'objet de l'amour désespéré de personne. Il est très intelligent, complètement à part des autres. Et je suis comme lui, à la fois physiquement et mentalement. Je le sais.

De toute façon, ce qui m'attire vers ce Ialiel, ce n'est rien d'autre que les hormones. Un phénomène physiologique contre lequel je ne peux rien faire. Mais je me fiche de lui : je ne le connais pas, et il ne m'intéresse pas. Je ne veux même pas d'un mâle. Je ne veux pas qu'il me morde, qu'il enfonce son truc en moi, me griffe et me fasse saigner. C'est sale, pénible, dégradant.

Asdruvaal et sa clique repartent demain. Et dès que Ialiel sera hors de ma vue, je l'aurais oublié.

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⏰ Dernière mise à jour : Jan 23 ⏰

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Ama no kawa (Les voyageurs de la Trame I)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant