Chapitre 3

3.1K 243 49
                                    

Même si je n'ai pas compté les minutes, je suis persuadée que cela fait au moins un quart d'heure que je suis étalée sur mon lit, à fixer le plafond de ma nouvelle chambre. Ma valise, toujours dans un coin de la pièce, n'est pas défaite et je ne ressens pas l'envie de passer le reste de l'après-midi à la ranger. Le matelas est plutôt confortable et la couette qui le recouvre rend le tout assez moelleux : je suis sure que je pourrais rester des heures comme ça, étalée de tout mon long, à contempler du crépi blanc. Je songe au déjeuner qui s'est déroulé il y a de cela, environ une heure : je ne suis pas morte donc je ne peux pas réellement dire à quoi ressemble l'enfer, mais je reste persuadée d'en avoir vécu la bande annonce aujourd'hui.

On s'était toutes les trois installées pour manger et, sans vouloir passer pour une morfale, j'attendais ce moment avec beaucoup d'impatience. Le repas était simple mais amplement suffisant : Isabelle nous avait fait griller du veau tandis que j'avais aidé à préparer la purée. Le repas avait bien commencé : ma nouvelle belle-mère me posait beaucoup de questions afin de mieux me connaître et c'est avec plaisir, ainsi qu'une forte habitude, que j'y répondais. Mais lorsque je tentai d'intégrer Rachel à la conversation, elle ne releva même pas la tête, prêtant une attention particulière à l'esquisse que formait sa purée. Ne me décourageant pas, j'ai essayé plusieurs approches qui, au final, se sont toutes soldées par un échec : tantôt elle se concentrait sur le contenu de son assiette, tantôt elle me coupait la parole pour s'adresser à sa mère sur un quelconque hors-sujet. Il faut bien avouer que je commençais à déséspérer et ce, malgré les regards désolés que me lançait Isabelle à chaque nouveau vent de la part de sa fille. Alors que le repas s'achevait, j'ai demandé si quelqu'un souhaitait un yaourt, me dirigeant vers le réfrigérateur :

"Peux-tu m'apporter un yaourt à la cerise, s'il te plaît, Alice ?" me demanda Isabelle, toujours avec ce sourire auquel j'avais fini par m'habituer.

"Pas de problème ! -lui répondis-je, tout sourire aussi, avant de me reconcentrer sur mon véritable objectif- Et.. Rachel ? Tu veux quelque chose ?"

Il fallut quelques instants (interminables, je ne peux le nier) avant qu'elle ne relèva la tête, posa son regard sur moi, ce qui au passage m'effraya un peu, et se leva de sa chaise. Elle emporta son assiette dans la cuisine, où je me trouvais actuellement, la débarassa et se tourna vers moi, tandis que ma main était toujours crispée sur la poignet de l'électroménager.

"Cesse de me parler, veux-tu ? Je n'ai aucune raison de me lier d'amitié avec toi."

Sa voix.. Etait-ce parce qu'elle m'adressait la parole pour la première fois ? J'en ai aucune idée mais je suis sure que je ne pourrais jamais l'oublier, même si je me retrouve atteinte d'Alzheimer. Malgré la violence des mots qu'elle prononça, sa voix était douce, semblable à la brise du vent sur un quelconque champs de blé... Mais vu les circonstances, la brise s'était transformée en dangereux mistral qui fait pencher les arbres jusqu'à ce qu'ils deviennent perpendiculaires.

Après cette attaque furtive, elle quitta la cuisine et remonta à l'étage. Je repris mes esprits, même si ceux-ci étaient partis dès lors que mes tympans avaient perçu ce superbe son. Encore "superbe" hein ? Bon Dieu, et dire qu'on s'efforce de répéter aux gens que "Personne n'est parfait" ! Si je le pouvais, je la traînerais devant le grand public et demanderais à celui-ci de lui trouver un défaut, n'importe lequel. Je soupirai avant de ramener le yaourt à la cerise à Isabelle. Elle me remercia avant de s'excuser une énième fois pour le comportement de sa fille. Une fois remontée dans ma propre chambre, celle-ci étant à l'opposé de celle de Rachel, je m'interrogeai : pourquoi Isabelle ne fait-elle que s'excuser ? N'importe quelle mère aurait-grondé sa fille pour ce genre de comportement, non ? Mais une plus grande question subsistait dans mon esprit.. Si Isabelle est la mère de Rachel, qu'en est-il de son père ?

Le plafond commence à m'ennuyer, finalement. Je me tourne sur le côté, fixant le bureau installé à l'autre bout de la chambre. Il y a une lampe posée dessus ainsi qu'une pochette en carton, laissée à l'abandon. A gauche du meuble, une petite étagère me fait de la peine : elle est pratiquement vide... Je me promets d'aller à la librairie pour la remplir le plus vite possible. Et par la même occasion, me changer les idées.

Je me relève finalement, posant mes pieds sur le parquet froid. Je ne réagis pas à ce contact, mes pensées toujours focalisées sur ces questions sans réponse. Qu'ai-je fait de mal ? Pourquoi me haït-elle à ce point ? Est-ce que par ma simple présence, je l'exaspère ? Au final, je ne sais rien sur elle, si ce n'est son prénom et l'emplacement de sa chambre...

J'ai l'impression d'être triste. Cela fait longtemps que ça ne m'était pas arrivé. J'aimais bien cette maison, cette ville, Isabelle, le repas... Mais il ne faut pas que je m'y attache. Non. Car si Rachel ne veut pas de moi ici, je n'ai aucune raison de défaire ma valise.


How on earth can I love her ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant