Dès le lendemain, ma décision est déjà prise : je sais que je partirai un jour de cette ville et actuellement, je veux juste que ce soit le plus rapidement possible. Evidemment, quand je pense au fait de m'éloigner de Rachel, une énième douleur me broie les côtes. Mais celle-ci sous-entend la liberté ; une fois loin de ma demie-soeur, je l'oublierai et je vivrai comme avant. Du moins, je l'espère. Je profite donc du fait que ce soit le week-end pour aller en parler avec Isabelle : je sais qu'elle essayera de me retenir, que je risque de la blesser en lui annonçant mon départ et qu'elle me demandera sans doute mes motivations. Mais je suis préparée à cela et je ne reviendrai pas sur mon choix. Prenant une immense bouffée d'air, je descends les escaliers et pars trouver ma belle-mère qui regarde les informations télévisées. Je m'approche du fauteuil dans lequel elle est assise :
"Isabelle..?"
Elle tourne rapidement la tête vers moi, ayant du comprendre, au ton employé, que je n'étais pas venue lui faire part de propos enthousiastes.
"Que puis-je faire pour toi, Alice ? Tu te sens mal ?"
Je me retiens de lui répondre que depuis quelques jours, j'ai l'impression qu'un poids équivalent à une centaine de tonnes pèse sur mes organes, mais je tiens ma langue.
"Non, tout va bien, ne t'inquiètes pas."
Oui, j'ai finalement réussi à intégrer le tutoiement dans nos conversations.
Elle me sourit, éteind la télévision et se lève.
"Qu'est-ce qu'il se passe alors ?"
Sa voix se veut confiante, appaisante et je me fais violence pour ne pas me jeter dans ses bras, tout en pleurant toutes les larmes de mon corps.
"Je m'excuse de devoir dire cela aussi brusquement mais... -à peine ai-je commencé ma phrase que son visage se décompose. Mon coeur semble se fissurer lentement : je ne veux pourtant pas lui faire de mal ! Je suis juste égoïste.. Je préfère mon bonheur, quite à voler celui des autres- Je vais déménager."
Je suis persuadée qu'une annonce de décès d'un de ses amis aurait eu les mêmes conséquences : ses yeux, d'habitude pétillants et joviaux, sont devenis ternes et attristés. J'ai l'impression de voir s'effondrer devant moi tout un bonheur qu'il avait été difficile de construire. Mais cela ne dure qu'un bref instant : très vite, Isabelle se reprend et me demande de m'asseoir à la table de la salle à manger. Sans poser de question, je m'exécute. Elle s'asseoit en face de moi et, reprenant son habituel sourire, me demande :
"Est-ce que je peux savoir pourquoi tu veux partir ? -j'avais préparé l'éventualité de cette question, et pourtant, je me retrouve à cours de mots, comme si j'avais peur qu'une de mes phrases n'aggrave un peu plus la situation- ... C'est à cause de Rachel, n'est-ce pas ?"
Cette interrogation sonnait tellement déséspérée que je ne pus m'empêcher d'essayer de contester l'incontestable :
"Non, c'est faux, ce n'est pas à cause d'-"
"Tu n'es pas obligée de mentir, Alice -me sourit-elle. Je me renfrogne sur moi-même, me sentant plus coupable qu'autre chose- Je sais qu'elle est difficile à vivre.. Et pourtant, j'espérais que vous puissiez bien vous entendre. Mais on dirait que c'est impossible pour elle.."
Mon cerveau marque un arrêt : pourquoi dit-elle "pour elle" et non "pour moi" ? Rachel n'est pourtant pas la seule fautive dans l'échec de notre relation ! Non, sûrement pas : ce sont mes sentiments qui ont tout gâché.
"Rachel n'y est pour ri-"
"Je sais que tu essaies de la protéger.. Tu es une fille bien, Alice. -je décide de me taire : si je vais plus loin dans mon argumentation, je rélèverai ce que je souhaite cacher- Je respecterai ton choix, je te le promets. Mais avant cela.. Est-ce que tu acceptes de m'écouter un instant ? -j'acquiese, ma curiosité d'enfant s'éveillant peu à peu- Merci.. Tu as sans doute du te poser la question plusieurs fois, n'est-ce pas ? "Qu'en est-il du père de Rachel ?" "Pourquoi vivent-elles seules ?" -je rougis légèrement en songeant à mes premières interrogations sur le sujet- Hé bien, j'ai été en couple, il y a quelques années. Il était gentil, attentionné et surtout, amoureux. Nous étions restés ensemble pendant dix ans et, durant ces années, nous avons eu deux filles. On appela la première "Nina", puis vint Rachel, trois ans plus tard. Elles s'entendaient à merveille : on n'avait jamais vu d'enfants aussi proches et ce, dès leur plus jeune âge. Nina prenait soin de Rachel et Rachel le lui rendait bien : elles s'aimaient l'une et l'autre, d'un amour que tous les frères et soeurs devraient connaître. Nous étions heureux.. -elle soupira longuement, avant de reprendre- Mais un jour, sans que je puisse y faire quelque chose, il décida que cela n'avait que trop duré, qu'il ne pouvait plus rester avec moi. Bien évidemment, nous étions passés par les démarches administratives, le juge et les papiers importants. Puis vint la garde des enfants : il voulait absolument garder Nina. J'eu beau essayer de le convaincre que ça ne ferait que blesser nos deux filles, il ne voulait rien entendre. Nina avait déjà dix ans, elle était très mature pour son âge : elle avait sagement expliqué à sa soeur, qui en avait sept, qu'elles se reverraient, au moins pendant les vacances. Je m'en rappelle comme si c'était hier : Rachel était en pleurs, elle suppliait sa soeur de rester à ses côtés, ne voulant rien entendre de ses explications. Nina lui promit alors, qu'avant son entrée au collège, elle la reverrait, pour constater à quel point Rachel aurait grandi. A ces mots, celle-ci avait souri puis serré sa soeur dans ses bras en espèrant que Nina puisse être fière d'elle, à ce moment-là. -la main d'Isabelle vient lentement essuyer une larme nostalgique qui coule le long de sa joue- Seulement... Ils sont partis. Je n'ai plus jamais eu de nouvelles de leur père ou de ma propre fille. Et Rachel.. Elle attendait, la pauvre enfant : chaque soir, en rentrant de l'école, elle s'asseyait sur le palier de la terrasse, guettant le retour de sa soeur. Les années passaient mais son espoir ne faiblissait pas. Puis vint sa rentrée au collège. Et lorsqu'elle fut de retour à la maison, elle me demanda si son père et sa soeur étaient venus. Le coeur fendu, je lui répondis que non, avant de l'entendre monter les escaliers. Elle ne sortit plus de sa chambre pendant trois jours et lorsque j'allais la voir pour tenter de la consoler, elle était toujours en larmes, le visage enfoui dans ses bras et, dans ses mains d'enfant, elle tenait une photographie de sa soeur et d'elle, lorsqu'elles étaient plus jeunes. J'ai eu beau contacter des psychologues, essayer de reprendre contact avec sa soeur, toutes mes tentatives furent vaines.. Depuis ce jour, Rachel se montre froide envers tout le monde, hormis moi."
Je sens des larmes, qui refusaient de couler antérieurement, stagner au bord de mes yeux. Je n'arrive pas à croire que Rachel ait pu vivre tout ça.. Et qu'elle ait pu y survivre seule. Cette fille est finalement beaucoup plus forte que je ne le croyais, et je me sens stupide d'avoir essayé de me lier d'amitié avec elle, alors qu'elle avait un passé aussi difficile.
"Je suis vraiment désolée.. Je ne pensais pas que c'était aussi.."
Je ne parviens pas à m'expliquer. Le choc de cette révélation me reste en travers de la gorge et j'ai l'impression de ressentir la souffrance de Rachel, durant toutes ces années, à attendre un retour qui n'est jamais arrivé.
"Mais je ne comprends pas.. Pourquoi Nina n'est-elle jamais revenue ? Elle aimait aussi Rachel pourtant."
Isabelle baisse les yeux et s'apprête à me donner une réponse. Cependant, une personne surgit des escaliers et nous fait face : nous ne l'avons pas entendue descendre les marches, donc nous en déduisons qu'elle nous écoute depuis le début. Ses poings sont serrés et son visage est devenu ferme, mais le plus effrayant reste ses yeux : remplis de la multitude d'émotions qu'elle ressent à ce moment-là, c'est un véritable chaos entre la colère, la tristesse, la souffrance et la trahison, qui se déroule dans ces prunelles bleu azur. Rien que les apercevoir nous convainc d'une chose : personne n'aimerait être à la place de leur propriétaire.
Et celui-ci n'est autre que ma demie-soeur, Rachel.
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How on earth can I love her ?
Roman pour AdolescentsDe nos jours, l'homosexualité est un sujet devenu peu à peu laxiste : on en parle plus facilement, mais rarement sans gêne. A celui-ci s'ajoutent des cas dont personne n'ose parler, y compris le pseudo-inceste. Les familles recomposées sont une sour...