Je sens mes jambes se désister lentement de leur équilibre naturel : je me serais sans doute déjà écrasée par terre, si Isabelle ne m'avait pas finalement remarquée. Elle vient joyeusement vers moi, m'amenant au centre de la pièce et en refermant la porte : j'ai clairement l'impression d'être prise au piège maintenant. Une fois que Rachel se rend compte, à son tour, de ma présence, elle relâche l'invitée, à contre-coeur semble t-il. Je me retiens de lui dire de ne pas se gêner pour moi, mais mes mots seraient sans doute plus acerbes que voulu : je tiens donc ma langue. La femme inconnue dont il est question, se retourne et m'arrache un instinctif, mais silencieux, "Wouah !" : ses cheveux légèrement ondulés tombent en cascade sur ses épaules fines et élégantes. Quant à son regard, il est identique à celui de Rachel, si ce ne sont les nuances de gris qu'il comporte. Un simple trait d'eye-liner (ceci est le seul mot en rapport avec le maquillage qui m'est connu jusqu'à ce jour) orne ses paupières, rendant ses yeux encore plus doux qu'ils ne le sont déjà. Aucun doute : Rachel et elle sont de la même famille. Alors que je continue de contempler de haut en bas "Mlle JeSuisUneBombeDeuxièmeVersion", ma belle-mère s'empresse de faire les présentations :
"Désolée de ne pas t'avoir prévenue Alice, mais nous ne savions même pas que Nina nous rendrait visite aujourd'hui. Donc, hum.. Hé bien, Alice, voici Nina ; et Nina, voici Alice. Nous l'avons adoptée il y a de cela plusieurs mois. Et elle s'entend merveilleusement bien avec Rachel !"
A l'écoute de cette dernière phrase, Nina me foudroie du regard : je suis persuadée que si cela était réellement possible, je serais déjà morte carbonisée. Puis, elle me tend la main, comme si de rien n'était :
"Enchantée Alice, je suis heureuse de constater que Rachel a une aussi gentille amie."
Ce dernier mot, qu'elle a longuement appuyé, ne semble outrer personne, si ce n'est mon for intérieur. Mon coeur bat douloureusement tandis que le terme "amie" se répercute en moi. Cependant, je ne vais pas me laisser faire par cette soeur revenue de nul part : si elle est jalouse de moi, elle n'avait qu'à ne pas abandonner Rachel ! Avec un sourire forcé, je me contente de répondre :
"De même."
Si Isabelle et ma soeur n'étaient pas juste à côté de nous, je parie que cette poignée de main se serait facilement transformée en écrasage de phalanges. Ma belle-mère n'y tient plus et invite Nina à s'asseoir à la table afin de lui raconter sa vie pendant ces neuf longues années. L'invitée ne se fait pas prier et s'en va prendre une chaise, sa mère s'étant déjà installée. Je jette un rapide coup d'oeil à Rachel, dans le but inespéré d'avoir son attention : mais comme je m'en doutais, elle demeure obnubilée par le retour de sa soeur. Je sais que je devrais me réjouir pour elle, mais la souffrance s'accentue lorsque je remarque les étincelles qui brillent dans ses prunelles azures que j'aime tant contempler. Je ne peux pas supporter cette situation une minute de plus. Murmurant qu'il faut que je me prépare pour ce soir, je monte rapidement les marches jusqu'à l'étage. Une fois dans ma chambre, je m'asseois sur la moquette, adossée à mon lit et relevant la tête au plafond. Que suis-je en train de faire..? Nina est de retour, c'est une excellente nouvelle. Rachel a retrouvé la soeur qui lui a tant manqué. Isabelle peut désormais passer du temps avec sa fille aînée. Oui, tout ceci est joyeux. C'est comme un cadeau de Noël en retard. Oui, c'est vraiment une excellente nouvelle. Surtout pour Rachel : elle va pouvoir sourire comme avant. Elle va pouvoir rire chaque jour. Elle va pouvoir parler à nouveau avec d'autres personnes. Elle va pouvoir... Mes pensées s'arrêtent brusquement lorsque je me rends compte que des larmes se déversent sur mes joues. Mon coeur se serre un peu plus en songeant que j'ai été tout à fait inutile. Nina, Isabelle.. Rachel.. Elles seront toutes heureuses. Oui, elles ont retrouvé leur vraie famille. Tandis que je me recroqueville sur moi-même, enfouissant mon visage dans mes bras, une seule question, douloureuse et fatale, m'entrave : et moi ?
Tellement égoïste. Rachel et sa mère ont vécu un drame lors de leur séparation avec Nina : mais grâce à son retour, elles vont pouvoir rattraper le temps perdu. N'est-ce pas un miracle ? Les probabilités qu'un tel événement puisse arriver ne doivent pas être très élevées. Et pourtant, c'est arrivé.. Elles sont toutes les trois, en bas, à discuter avec convivialité, tandis que je me languis de la place que je viens de perdre. Cette idée me heurte si violemment que je me demande si je suis pas en train de saigner. Puisque Nina est ici, puisque la soeur, la vraie soeur, de Rachel est revenue... Que vais-je devenir ? N'étais-je pas ici pour combler son absence ? Maintenant que celle-ci n'est plus d'actualité.. Je n'ai qu'à m'en aller, n'est-ce pas ? Mes larmes redoublent d'intensité, tandis que mon objection à cet avenir retentit brutalement dans mon crâne : je ne veux pas.
Après avoir innondé mon sweat d'eau salée, je pars finalement prendre une douche : lorsque j'en ressors, je suis habillée de la même tenue que celle de Noël. En descendant au rez-de-chaussée, je découvre Isabelle, Rachel et Nina assises dans le salon, à discuter vivement de leur vie passée.
"Donc tu as obtenu un baccalauréat scientifique ? –constate avec entrain ma belle-mère- C'est vrai que tu as toujours été douée en mathématiques."
"Oui, et maintenant, je suis en études supérieures, pour devenir comptable. Histoire de rester avec les chiffres ! –répond Nina, tout en riant- Et toi, Rachel ? Dis moi tout : tu es dans quelle filière maintenant ?"
"Hé bien.. Comme le lycée n'est pas très grand, il n'y a qu'une classe de première. Alors, les professeurs ont instauré des options afin de remplacer les spécialisations des filières. –explique Rachel, captant soudainement l'intérêt de Nina- Personnellement, j'ai choisi la littérature et la science, même si beaucoup disent que ces matières ne vont pas ensemble."
"Je reconnais bien là ma soeur !" éclate de rire son auditrice.
J'aperçois, du coin de l'oeil, Rachel sourire et essayer de contenir tant bien que mal son admiration pour sa soeur, déjà adulte. Je n'ose pas les rejoindre. Je n'ose pas les troubler. Simplement parce que les tortures de mon coeur ont déjà repris.
En les voyant aussi proches, toutes les trois, telles une vraie famille, mes précédentes pensées pessimistes refont surface. Elles prennent le contrôle de mes idées, qui deviennent noires et renforcent cette douleur, réaction improbable de mélancolie, de jalousie et de colère. Mes mains tremblent à nouveau et je me mords la lèvre inférieure pour retenir mes larmes. Être mise à l'écart n'est plus une impression : c'est devenue une réalité. Elles n'ont pas besoin de moi. Rachel n'a plus besoin de moi. Que fais-je encore ici ? Je les dérange. Je n'ai rien à faire dans cette maison. "Pars, Alice. Tu n'es qu'un obstacle à leur vie de famille heureuse. Te rappelles-tu ? Tu n'appartiens pas à ce foyer. Tu n'es pas un membre des leurs. Tu es juste toi. Et ce n'est pas suffisant pour rester là." Ma conscience a parfaitement raison, mais l'admettre se révèle être une véritable torture. Les battements douloureux de mon coeur, résonnant contre mes côtes, sont semblables à ceux d'une horloge, indiquant le temps qu'il me reste avec celle que j'aime.
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How on earth can I love her ?
Dla nastolatkówDe nos jours, l'homosexualité est un sujet devenu peu à peu laxiste : on en parle plus facilement, mais rarement sans gêne. A celui-ci s'ajoutent des cas dont personne n'ose parler, y compris le pseudo-inceste. Les familles recomposées sont une sour...