Chapitre 1

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« C'est une vraie demeurée. C'est un mec blindé. Elle vit seule dans un riche quartier. Il est comblé. Elle connait tous les psychologues du quartier. Il est inconscient face au danger. Elle a le regard glacé. Il est toujours bien coiffé. Elle a le nez retroussé. Il a des fossettes bien creusées.
Ils sont leurs opposés. Mais un jour, ils vont se rencontrer.»

Le destin fait parfois bien les choses.

Epileptique : Maladie nerveuse. Se manifestant par des crises violentes avec convulsions accompagnées de perte de conscience ou d'hallucination.

Sensible : Maladie délicate. Elle nous affecte avec facilité. Nous rend émotif ; fragile. Des réactions aux plus petites variations. Capacité de percevoir. Intuitif.

Elle est épileptique. Il est sensible.


Je pousse la grosse porte de la bibliothèque municipale. Je crois que c'est la première fois que j'y vais de ma vie. Moi qui pensais que les bibliothèques étaient poussiéreuses, avec des tables bringuebalantes et des murs de pierres.
Mais non. En fait, c'est beaucoup plus moderne que je ne le pensais. Les murs sont peints de couleurs vives et les tables paraissent neuves.
Je fouille les rayons à la recherche d'un livre de philosophie. Je déteste ça aujourd'hui. Je crois que le mot est faible. D'habitude, ça me plait. Mais aujourd'hui, je ne veux vraiment pas en faire. Mais j'ai un devoir à rendre pour demain et je n'ai encore rien fait.
Je trouve un livre intitulé « La philosophie et moi ». La couverture me fait vraiment peur. Il y a un homme dessus, avec des baguettes dans les mains, suspendu sur un fil. J'ai envie de refermer le livre et de partir d'ici vite fait, rejoindre Vincent, ou aller bosser au garage. Mais je ne peux pas, mon fichu devoir m'attend. Je prends le livre à contrecœur.
Mon livre dans les bras, je balaye la bibliothèque des yeux à la recherche d'une place. Elles sont presque toutes prises. Je ne pensais pas qu'autant de personnes fréquentaient les bibliothèques.
Je m'installe donc à une table, une brune y est déjà installée, elle aurait pu porter un décolleté pour me distraire de ce foutu devoir. Même pas. Je tire la chaise dans un bruit horrible. La brune relève les yeux vers moi et me fusille du regard. Elle n'a pas l'air contente. Je vais quand même être poli.
-Mhm, t'es bonne, toi.
Poli à ma façon bien sûr. Elle ne relève pas les yeux de sa liseuse. Pour la politesse, on repassera. Moi, j'ai au moins fait un effort.
Elle ne fait toujours pas attention à moi. Ça me fruste. Généralement, tout le monde fait attention à moi. Surtout les belles brunes bien foutues. Je souffle. J'ouvre le bouquin et commence par le feuilleter. Rien d'intéressant, enfin pas pour moi en tout cas. Je ne peux pas m'empêcher de la regarder, elle a l'air passionné par ce qu'elle est en train de faire. Comment fait-elle?
J'aime bien la philo d'habitude, mais pas aujourd'hui. En plus, je suis exténué. Ça commence bien. Je me remets à travailler, mes pieds prennent le rythme que j'ai en tête et frappent le sol. Je commence à fredonner l'air d'une musique.
Je relève les yeux vers elle. Elle me transperce du regard. Un frisson me traverse. Bordel, elle est douée. Je détourne le regard et arrête le mouvement avec mes pieds. Je relève la tête, elle n'a pas bougé d'un pouce. Oh mon dieu. Si les regards pouvaient tuer, je serais mort un million de fois, au moins. Je ne suis pas une mauviette. Je ne vais pas avoir peur d'elle.
Enfin, j'essaye de me convaincre en premier. Je ferme mon bouquin, replace correctement ma chaise. Je place mes coudes sur la table et je pose ma tête entre mes mains. Je la regarde. J'essaye de lui faire baisser le regard. Même si je ne suis pas très convaincant.
-Tu veux jouer à ça ?
Elle ne me répond pas. Elle se lève, balance la chaise contre la table et se tire. Bon, elle a eu une réaction.

Installé sous une voiture, je fredonne quelques paroles pour passer le temps. Je transpire, c'est horrible, ça fait bien deux heures que j'essaye de réparer cette putain de voiture.
J'ai les mains noires, et le front remplit de sueur. Torse nu avec un vieux jean, heureusement que personne n'est là. Enfin si, peut être Vincent.
Soudain, je sens une pression sur ma jambe droite. Je relève d'un coup la tête, et me prends le dessous de la voiture en plein dans la gueule. Je pousse un cri. Quel crétin.
-Putain Vince, tu pourrais juste me demander de sortir au lieu de me frapper.
Je pousse sur mes jambes pour essayer de sortir de là dessous. Je reste sans voix lorsque je vois la fille de la bibliothèque, mon dieu. Ce devait être une putain de blague. Mais elle est encore plus bonne que tout à l'heure.
Ses cheveux sont décoiffés, elle porte un jogging et un tee-shirt qui lui colle au buste révélant son ventre. Son putain de beau ventre. À en juger son visage, elle aussi est surprise. Ses yeux ne peuvent s'empêcher de me regarder. C'est vrai que je suis quand même torse-nu, et tatoué. Bien foutu aussi. Je secoue la tête.
-Qu'est-ce que tu fais là ?
Je prends un torchon sur la table pour m'essuyer les mains, et essuyer mon front dégoulinant de sueur. Elle hausse les sourcils. Mais on lui a coupé la langue ?
Je hausse les sourcils, et la questionne du regard. Ses mains tremblent. Elle les cache rapidement derrière son dos, et fait un mouvement de tête qui m'incite à tourner ma tête vers la gauche. Une petite voiture noire se trouve là. La carrosserie est enfoncée.
-Je parie que je dois réparer tout ça, exact ?
Elle hoche la tête. Sans la moindre émotion dans les yeux. Ok. Je ne savais pas que je faisais peur à ce point-là. Je roule des yeux et m'approche de la voiture. Elle me suit et je sens qu'elle perd le contrôle à cause de la grosse tache d'huile par terre.
Je me retourne dans un mouvement rapide et l'attrape avant qu'elle ne tombe par terre. Elle enroule ses bras autour de mon cou, instinctivement je pense. Je baisse mes yeux pour tomber sur deux magnifiques prunelles grises, elles sont si brillantes que je me perds dedans. Elle me contemple aussi. Je sens son regard. Je me mords la lèvre durement. Elle me rend dingue. Complètement dingue.

-Mon pote, je dois y aller...Oh. Désolée. Ne vous occupez pas de moi. Je suis seulement un fantôme, Casper pour être précis.
Je la relève doucement, toujours en train de la regarder dans les yeux. Quel abruti. Il gâche vraiment tout lui.
-C'est rien Vince.
Il me lance un sourire pervers que j'ignore. Je me déplace et je me penche sur la voiture de la brune, je manipule deux trois trucs, appuie ici est là, revisse une vis. Regonfle ses pneus et voilà. Le tour est joué.
-Voilà.
Je lui souris. Elle me fixe et ne répond pas à mon sourire. Ça me blesse un peu. Pourquoi est-elle méchante avec moi ? Elle fouille dans son sac et en sort son porte-monnaie.
-Range-moi ça, ce n'était vraiment rien.
Elle me regarde bizarrement et hoche doucement la tête. Elle range son porte-monnaie et remonte dans sa voiture puis se barre. Sans un mot, ni rien. Même pas un regard, ni un sourire. Quel est son problème sérieux ?
-Mignonne la petite brune, hein.
Il m'adresse un sourire, puis ébouriffe mes cheveux. Il sait que j'ai horreur de ça, appart quand c'est moi qui me le fait bien sûr. Trop fatigué pour riposter ou encore répondre à son commentaire inutile, je lui montre mon troisième doigt, puis je m'éclipse jusqu'à ma voiture.
Je n'ai qu'une envie, c'est de me préparer un thé et de m'enfuir sous mes couvertures avec mon ordinateur et un chocolat chaud. Je sors du parking du garage. Il doit être vingt-et-une heure. Je jette un coup d'œil au tableau de bord. Effectivement, il est vingt-et-une heure sept.
Je n'avais même pas remarqué le bout de papier accroché à mon pare-brise. Je me gare sur la berge. Je coupe le moteur et descends de la voiture. Le vent est glacial. En hiver, je dirais que c'est normal d'ailleurs. J'attrape le bout de papier. Il est vert et légèrement froissé, avec un coin plié. Je l'ouvre.
« Serais-tu indifférent à devenir différent ? »
Cette question me prend de court. Surtout qu'étant crevé, je ne comprends pas tous les mots. Ou bien le sens de la question ? Je pense que c'est une erreur. Mais il ne doit pas être arrivé là par hasard.
Ça se trouve ce n'est qu'une farce de Vincent. Impossible. Il n'écrit pas aussi bien lui et il n'aime pas le vert. Pleins de questions tournent dans ma tête. Mais aucune réponse. C'est dur de répondre à une question pareille. Je plie le papier et le range dans ma poche. Il est tard, je verrais ça demain.



Je viens de me réveiller et la seule chose qui m'intéresse, c'est le petit papier. Je le prends. Je le tourne. Le retourne. Le re-retourne. Et recommence la même action au moins dix fois. Ça fait plus d'une heure que j'essaye de trouver la signification de ce bout de papier. Je ne trouve rien. Ça me gave. Je me dis qu'on m'a pris pour un con. Et que ça ne signifie rien du tout.
Mais quelque chose au fond de moi me dit le contraire. Qu'il n'a pas atterri sur mon pare-brise par hasard. J'abandonne. Je le replie délicatement et le place dans mon tiroir de table de nuit. Je me rallonge dans mon lit, rabats ma couette sur moi et plaque l'oreiller sur ma tête. Je n'ai pas envie d'aller en cours.
Je me redresse aussi vite que je me suis allongé. Mince. J'ai oublié qu'aujourd'hui, j'ai mon exposé oral. Devant 100 personnes environ. Je me suicide maintenant ou j'attends encore un petit peu ? Depuis que j'ai cinq ans, j'ai peur du regard des autres.
C'est pour ça que je fais partie de l'équipe de moto cross. En étant populaire, personne ne te regarde de travers. Je sors de mon lit et étire tous mes membres engourdies. J'attrape un tee-shirt gris foncé et un jean noir. C'est parti pour une horrible journée à l'université.



- M. Smith.
Je me lève, attrape les quelques notes que j'ai réussi à écrire malgré mon stress car oui, hier à la bibliothèque je n'ai rien foutu, même quand la brune s'est barrée. Je n'avais vraiment pas la motivation, c'était philosophiquement impossible que j'arrive à aligner deux phrases logiques, qui ont du sens.
Je me dirige vers l'estrade de l'amphithéâtre. Tout le monde me regarde. Je perds littéralement mes moyens et commence à transpirer.

-Quel sujet avez-vous choisit ? Me demande mon professeur.
-La liberté fait-elle le bonheur ?
-Intéressant. Allez-y, je suis tout ouïe.

Je souffle. Je ferme les yeux. Je re-souffle. J'ouvre les yeux. Je prends une grande inspiration et prends confiance en moi.
- Pour savoir si la liberté fait le bonheur, il me semble nécessaire de se demander ce qu'est le bonheur et ce qu'est la liberté. Qu'est le bonheur ? L'absence de souffrance ? Je crois que l'absence de souffrance contribue fortement au bonheur, mais l'absence de souffrance peut être un état neutre, dépourvu de sensation. Le bonheur repose sur le bien-être, qui suppose des sensations positives. L'absence de souffrance ne semble pas une condition suffisante au bonheur. Comment définir la liberté ? Être totalement libre suppose de n'avoir aucune attache, ce qui n'a pas de sens. Être vraiment libre consiste plutôt à être le plus détaché possible, mais, sans perdre l'essentiel. Je pense qu'être libre, c'est n'être attaché qu'à l'instant présent. Le passé est un présent révolu. Le futur est un présent à venir. Peut-on vivre dans le présent sans tenir compte du passé et de l'avenir ? Non. Nous devons au passé ce que nous sommes et nous construisons aujourd'hui ce que sera demain. Le passé et l'avenir ne doivent pas être ignorés. Cependant, le passé est un poids si on considère que le présent et par conséquent l'avenir, doivent être une continuation du passé. Chaque instant présent est l'occasion d'une rupture avec le passé. C'est en cela que nous sommes libres. Libéré des souffrances d'hier et de demain, l'instant présent est beaucoup plus satisfaisant à vivre, mais le présent possède aussi ses souffrances. Comment vivre l'instant présent quand celui-ci est habité par la souffrance ? Difficilement, c'est sûr ! Il y a des souffrances sur lesquelles nous avons de l'emprise, mais d'autres sont plus difficiles à gérer. Finalement, il s'agit là encore de parvenir à se libérer. Si la liberté ne fait pas le bonheur, elle y contribue fortement. Nous n'avons plus qu'à apprendre à devenir libre...

Je reprends mon souffle, je devrais penser à respirer pendant mes monologues. Mais en tout cas, j'ai réussi. Je suis fier de moi. Mon professeur a la bouche grande ouverte. Depuis le temps que je voulais lui clouer le bec.
Je trouve cette expression ridicule étant donné que sa bouche est grande ouverte. Et qu'il ne trouve pas de mot pour me féliciter. Je prends mes notes, puis retourne rapidement à ma place. Fier. Je sens des regards pesant sur moi. Et je n'aime pas ça. Je me retourne et aperçois la brune qui me regarde comme-ci j'avais lu la bible.
Son regard me fait flipper. Je détourne vite les yeux. Et me concentre sur les exposés des autres étudiants. Vivement la fin du cours. La philosophie m'a foutu un mal de crâne atroce.



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