Chapitre 22-état quantique (Andra)

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THOMAS BERGERSEN – Empire of Angels

Je me gare sur le parking d'une grande surface dont je n'ai jamais vu le nom. Je me sens loin, très loin, hagarde et épuisée. La Panacée, voilà ce que lisait Zaza. Mes entrailles me remuent. Je me sens mal et bien en même temps, j'ai de petites douleurs partout. Pourquoi j'ai repoussé Marie ? Elle me plait, énormément même. Elle est belle et bienveillante, et puis ce côté blessé chez elle me donne envie de la prendre dans mes bras pour la consoler. Son sourire de petite rousse pétillante et ses multiples tâches de rousseur sont autant de perles de pluie rafraîchissante sur mon cœur. J'ai mal pour ce que je lui ai fait, c'est ce qui me plonge dans cette tristesse malsaine. Je suis une illusion. Est-ce que je vis vraiment si je ne peux pas aimer ?

Je secoue la tête. Non, je ne peux décidément pas m'y faire. Je sens sous sa jolie carapace ce petit cœur si tendre qui bat, je sens que mon départ le lui briserait. Je ne peux pas, je ne peux pas me permettre de lui faire ça. Je suis dans un état quantique. Ni complètement morte, ni complètement vivante. Je ne peux pas l'emmener dans ma folie, je l'aime déjà trop pour ça. Je ne peux pas lui faire ça. Je l'aime déjà. Je l'aime.

Son rire coule en moi, et je me demande si je ne l'ai pas inventé. Comme un écho à ma tristesse, il rebondit contre les parois de mon crâne et me berce de sa tranquille chaleur inatteignable. J'ai envie de courir, de retourner chez elle et de la prendre dans mes bras. Je ne peux pas.

Pourquoi je ne me tue pas, là, maintenant ? Crois-je donc vraiment que les coups d'un soir vont combler le manque de l'âme sœur ? Puis-je m'autoriser à penser à sa place et à détruire ce début de quelque chose qui pourrait me sauver ? Parce qu'il n'y a plus d'espoir, il n'y a jamais eu d'espoir. On ne se bat pas contre l'imbattable. Je suis condamnée. Est-ce que je cède à cette condamnation forcée en refusant de vivre ? Me suis-je toujours leurrée ? Est-ce que je vis, finalement ? Merde, tout tombe autour de moi. Cette vie de délire dans laquelle je m'étais confortée ne me convient plus. Cette vie d'extrêmes, sans frontières et sans amorces. J'ai envie de vomir.

Je suis garée sur le parking et une grosse moto s'arrête à-côté de la voiture de Zaza. Un corps féminin en descend, mon cœur se met à battre. Non, c'est impossible. Ça n'est pas elle. Je ne suis pas prête. La silhouette féminine enlève son casque en ramenant ses cheveux en arrière et je soupire de soulagement, bien que l'étonnement me cloue à mon siège : Zaza fait de la moto ? Elle prend son casque sous le bras d'un geste habitué et ramène ses cheveux en arrière de sa main libre. De cette façon, elle ressemble à une tigresse. Sa confiance en elle semble être exaltée. Son aura me touche et m'apaise immédiatement, comme ce premier jour au restaurant. Elle est pleine d'énergie et m'en offre sans même le sentir. Je prends une grande inspiration et l'entends ouvrir ma portière.

"Sors."

Son ton est ferme mais amusé, sans appel. Je lève la tête vers elle et comme si je me reflétais dans ses yeux, je prends conscience de ma mine défaite, de mes cheveux en pagaille, de mes cernes. Je sais que mon maquillage ne fait pas illusion. Je sais que rien devant elle ne pourrait faire illusion. Je sors de la voiture et remarque la fraîcheur glacée de l'air iodé. Elle me sourit. Je demande :

"Pourquoi est-ce qu'elle s'appelle Machine?

-Je déteste devoir prénommer mes personnages. Surtout quand ils n'existent pas."

Elle me prend par la main et on contourne la voiture jusqu'au coffre. Elle l'ouvre et me tend un sac. Le C15 n'a que deux places, l'arrière est un grand espace vide. Malgré la douce odeur de Jasmin qui se diffuse depuis un sapin cartonné, on peut encore distinguer l'odeur du bétail qu'on a transporté avant que la voiture ne soit rachetée. Zaza m'intime de monter et de me changer, ce que je fais.

Lorsque je ressors, je porte des vêtements près du corps, chauds, et une veste en cuir parfaitement à ma taille. Il y a un casque dans le sac aussi, et des bottes style cow boy. J'ai un look d'enfer. Zaza valide avec effusion mon accoutrement, puis elle monte sur sa moto. J'ai compris, il faut que je monte à l'arrière. Elle me sourit juste avant de mettre son casque, elle me glisse :

"Prête ?"

Je n'ai même pas le temps de répondre qu'elle a déjà démarré. Je m'accroche à elle, un peu effrayée. Je ne suis jamais vraiment montée sur une moto. Nous quittons le parking dans un grand bruit, le vent nous fouettant, laissant le C15 de Zaza derrière nous.

*

Nous dépassons Biarritz, et le chemin me semble rapidement monotone. Je vois les bâtiments défiler précipitamment autour de moi, les rues s'enchaînent et se ressemblent. On ne s'arrête qu'aux feux rouges et encore, je sens que mon amie les grillerait bien si elle n'était pas aussi sage. Qu'est-ce que Zaza a derrière la tête ? Je la suis pourtant, sans rien demander. Je n'ai pas trop le choix.

On quitte enfin les grandes routes à double sens pour des chemins plus étroits, où on ne croise pas vraiment. Ça ne pose aucun problème à Zaza, et je n'ai aucune idée du temps qui s'est écoulé depuis notre départ. Elle prend des chemins à peine goudronnés, de plus en plus vite. Ça m'effraie, alors je pousse de petits cris. Pourtant j'essaie de me concentrer sur la route, mais les virages me mettent le cœur au bord des lèvres.

Soudain, dans mon casque, j'entends de manière étouffée :

"Détends-toi et fais-moi confiance."

Je sursaute. Il y a donc un moyen de communiquer entre les casques ? Je suis sidérée. Zaza est vraiment férue de gadgets high-tech. Je réponds :

"Tu vas super vite !!

- Il n'y a jamais personne dans ces rues, alors des flics non plus ! Fais-moi confiance. Ou alors si tu ne peux pas, profite au moins de la vue."

Juste à ce moment, nous sortons d'une forêt sombre et une vue imprenable sur les Pyrénées me cloue sur place. C'est vraiment magnifique. A notre gauche, de grands arbres se dressent, verts et forts, pleins de vie. A droite, le soleil plonge une lumière splendide et dorée sur les champs verts clôturés de fils barbelés dans lesquels s'emmêlent des poils de brebis que le vent fait danser. Une rivière court entre les terres comme si elle voulait battre la campagne, le soleil bas de la fin de journée fait refléter dans ses méandres le ruissellement de l'eau sur les cailloux et le miroitement scintillant de sa surface claire. Tout autour de nous, la vallée cerclée de géants montagnards s'ouvre et se découvre sous la pâle lueur d'or de l'astre solaire.

Zaza ne fait qu'accélérer et mon cœur migre finalement désespérément dans mes chaussettes. Pourtant, doucement une bouffée d'adrénaline vient irriguer mes veines et la liberté monte en moi comme un ouragan, dévastant mes soucis d'un revers de main. Je sens la vitesse me griser lentement et prendre possession de mon corps. Je lâche une main pour la tendre vers le ciel et sentir le vent entre mes doigts. Zaza prend les virages en épingle à cheveux à quasiment deux cent kilomètres heure et contrôle parfaitement son véhicule. Je me sens libre et forte, je me sens vivre. J'ai l'impression de voler.

Après une heure de vitesse, Zaza arrive enfin à sa destination. Nous ralentissons devant une propriété immense, qui devait regrouper il y a quelques années une dizaine de bâtiments. C'était sans aucun doute une ferme très riche. Maintenant, les granges et les étables sont en ruines, les terrains sont en friche. Je ne sais pas pourquoi Zaza a choisi ce lieu. Pourtant, je sais déjà que je ne regretterai jamais d'être venue ici.

FIN DE LA PARTIE 1→


Please, make me dream ♪Version éditée papier♫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant