Chapitre 13-Restaurant (Zaza)

33 3 0
                                    


NOIR & HAZE - Around

Je tourne ma fourchette côté piques pour la 268ème fois, et détaille la barbe de l'homme assis derrière Kim. Il a des poils roux dans ce fouillis blond, mais des poils blancs aussi. Je remonte à sa bouche, qu'il a fermée, ses lèvres roses et sèches serrées l'une contre l'autre. Son nez est assez gros, relevé, si bien qu'on en voit ses narines. Ça lui donne un air de papy hirsute qui me ferait presque rire tant il est stéréotypé. Ses pommettes sont roses et tirées, sa peau est très parcheminée : les ridules la parcourent comme les affluents de l'immense rivière du temps. Ses yeux, ses yeux sont sombres et profonds comme des puits, mais ils sont cernés de poches bleues et lourdes. Le temps a une emprise fascinante sur ce visage masculin. Je lui donnerais presque soixante-dix ans, pourtant il doit en avoir une cinquantaine.

Je tourne ma fourchette du côté creux. Kim essaie de relancer cette conversation que j'ai faite échouer six fois déjà. Un grand sourire s'étale sur sa figure à fossettes, un sourire pourtant crispé.

"Bon ! Tu as choisi ?

- Je crois que je n'ai pas faim.

- Tu veux que je choisisse pour nous deux ?

- Vas-y."

Côté piques. Je détourne le regard de son visage raidi pour observer une femme cette fois, assez jeune, mais qui semble tellement lasse. Elle passe son temps à remonter les manches de son pull, qui glissent à chaque fois au bout de quelques secondes à ses poignets. Elle remet aussi une mèche rebelle derrière son oreille. J'ai presque envie de la chronométrer pour voir si elle le fait à intervalles aussi réguliers qu'il paraîtrait à première vue. Je remets ma fourchette côté creux. Kim a complètement disparu de mon champ de vision.

La femme répond justement à un serveur, qui prend sa commande puis vient vers notre table. La panique prend presque aussitôt possession de mes membres. Je repose ma fourchette et attrape le bord de ma jupe, sous la table. Je la tourne et retourne entre mes doigts. C'est absurde, je ne sais même pas pourquoi j'ai peur. Je ne veux pas que cet homme vienne à nous.

Kim reparaît brusquement au milieu de mon monde tandis qu'il s'adresse au serveur à voix basse. Je le regarde sans bouger, et suis ensuite des yeux le garçon qui s'éloigne vers les cuisines. Je suis toujours pétrifiée. La panique s'en va avec lui, mais mes membres sont encore froids et tendus. De rage, je reprends ma fourchette et recommence mon manège.

Quand soudain, une main froide entre en contact avec mes doigts. Je lève la tête : Kim me regarde, de ce regard doux et craquant. Je souris, me détends peu à peu.

"Zaza Binchard, comptez-vous m'éviter toute la soirée ? Parce que dans ce cas-là, je crois que je vais aller chercher ce brun ténébreux là derrière vous, qui prendra bien plus soin de vous et qui s'amusera bien plus qu'avec cette horrible blonde au sourire en plastique."

Je reste cinq secondes en arrêt. Quand la sixième sonne dans ma tête, je retourne ma fourchette côté pique et déclare :

"Parfait, Kim Berley. Si c'est comme ça que vous voulez la jouer, jouons-la comme ça. Mais je vous préviens, vous allez perdre."

Je me lève en poussant ma chaise, élevant la voix :

"Excusez-moi !"

Un serveur fait un crochet par ma table, je demande :

"Amenez-moi un whisky."

Le garçon est presque aussi surpris que Kim, dont la mâchoire s'est échappée de son axe pour tomber sur la table. Il me regarde comme si je devenais folle. Cette commande jure avec mes airs de grande dame. Le garçon se reprend aussi vite qu'il s'est défait et s'éloigne après m'avoir assurée rapporter mon verre illico. Je me rassois, satisfaite, puis je darde mes yeux en feu sur un Kim complètement largué :

« Pourquoi as-tu couché avec moi ce soir-là ? »

Là, je vois clairement ses couleurs quitter son visage. Il n'est plus qu'un jeune homme livide et blanc comme un linge. Il ouvre et ferme plusieurs fois la bouche, complètement pétrifié. Je fouille mon sac pour trouver mes lunettes, qu'Andra n'avait pas trouvées assez "classes". Je trouve une pince dans le fond et relève mes cheveux en complet désordre, soulignant ma décision de rébellion. Je chausse mes lunettes rondes, et l'harmonie me semble parfaite. Ma robe moulante n'est plus strictement officielle et coincée, elle ne souligne plus esthétiquement mes formes, elle devient sexy et attirante, elle épouse mon corps, qui devient pour le public averti un véritable havre de désir et de fantasme. Ça me plaît. J'enlève mon gilet, dévoilant un décolleté vertigineux que je ne cache plus et des seins faramineux. Kim regarde ma métamorphose, incapable de bouger. Je n'ai pas fini :

« J'étais complètement imbibée, putain ! T'aurais été un connard, c'était pareil. Tu m'as sautée, Kim, sans aucun respect pour moi et sans même te soucier du fait que je n'avais plus aucun libre-arbitre !

-Ça non ! »

D'un coup, il a élevé la voix, sortant de sa stupeur. C'est comme si j'avais dit le mot-clé qui devait faire émerger le diable de sa boîte. Il abat le bout de son index sur la table avec conviction et plante son regard dans le mien, hors de lui :

« Je ne laisserai jamais personne dire que je t'ai sautée. Jamais ! »

Etonnée et surprise, je le laisse continuer, attentive à ses arguments. Il reprend sur un ton beaucoup plus bas, que je suis la seule à entendre :

« Je t'ai fait l'amour, Zaza, j'ai aimé chaque parcelle de ton corps, ne pouvant encore accéder à aucune des parcelles de ton esprit, que je devinais déjà grand entre les vapeurs d'alcool. J'ai pris soin de toi, et même si je regrette à chaque instant de ne pas t'avoir ramenée chez toi et t'avoir laissée m'oublier dans ton black-out, jamais, jamais, jamais je ne laisserai dire que je t'ai sautée. »

Je suis clouée sur place à mon tour. Ses raisons sont-elles louables ? Le serveur revient alors avec mon whisky et un bol de soupe énorme où deux pailles multicolores sont plantées. Il annonce :

« Le whisky de Madame et la commande de Monsieur.

- De la soupe à la paille ?! je m'étrangle.

- Oui, j'en avais envie, répond un Kim distant. Tenez, posez ça au milieu. »

Le serveur s'exécute puis retourne en cuisine. J'ai réfléchi à ce que Kim vient de me dire. Je ne suis pas sûre d'accepter qu'il m'ait traitée ainsi dans mon intérêt. Je considère la soupe à la paille ; autour de nous, les personnes des autres tables nous regardent en coin, plus ou moins souriantes. Je pousse un profond soupir :

« Kim, tu es le mec le plus barjo que j'aie rencontré. »

Je prends mon verre de whisky et bois une longue gorgée. Le bruit dans la salle est intense. Tous mes sens sont éveillés, prêts au combat. J'ai envie de me battre. Ce soir, je ne veux pas qu'on me brosse dans le sens du poil. Les courbettes, j'en ai plein le dos. J'ai envie qu'on me dise les choses en face.

« Oh, regardez ! »

Je lève les yeux vers le balcon qui borde la salle de l'étage. Andra y est assise, les pieds dans le vide. Et là d'un coup, je prends une douche froide. Andra ! Je me lève instinctivement de ma chaise, pendue à ses mouvements. Bordel de bordel de merde, qu'est-ce qu'elle fait ? Elle ne pas va sauter quand même... Elle se saisit d'un micro. Elle va donc avoir des revendications ? C'est de la folie... Je m'apprête à crier son nom lorsque je croise son regard. Quelque chose qui veut dire "laisse-moi faire".

Alors qu'elle surplombe la salle entière, elle annonce :

"Je voudrais faire une petite ode aux amoureux."

Je suis tellement sciée que je retombe sur ma chaise aussi sec, les jambes coupées. Kim s'est retourné. Il lâche :

« Mais c'est pas la nana qui a pris mon bouquet ? »

Please, make me dream ♪Version éditée papier♫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant