Chapitre 27-BONUS (Violette)

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ARNOLD BAX – Bande originale de Oliver Twist

Quand je repars de chez Odette, je me sens beaucoup, beaucoup mieux. C'était comme une partie de ma vie que j'avais mise entre parenthèses, dans l'attente peu plausible d'un retour de la Vie.

J'ai énormément aimé Zaza. J'ai fait des conneries, mais mon amour pour elle a toujours été sincère. Je suis tellement heureuse d'avoir retrouvé cette part de moi, que je devine déjà indispensable.

Je termine ma tournée le plus vite possible, puis prétexte une panne de vélo auprès de ma supérieure pour les deux heures de retard sur mon service. Elle me prévient que c'est la dernière fois, je baisse les oreilles et la queue.

J'ai besoin de ce boulot pour vivre.

Depuis que mes parents sont morts ruinés, il y a quelques mois, je vais mieux. Ils étaient un poids pour mon être et ma conscience. Ils vivaient maintenant dans un taudis miteux dans la banlieue parisienne, un endroit qu'ils ne fréquentaient que peu, puisqu'ils étaient le plus souvent chez leurs amis ou chez leurs deux espèces de jumelles de filles : Rose et moi. C'était une minuscule maisonnette toute râpée par les ans, à la toiture rouge sang, sanglée d'un jardin brûlé par le soleil et poli par le vent où absolument rien ne poussait. L'intérieur était aussi peu clément que l'extérieur : il y régnait une odeur de peinture nauséabonde, le salpêtre faisait pourrir les murs, le bois des étagères y moisissait, et tout le service à vaisselle auquel ma mère tenait tant était tâché de grosses traces de pattes répugnantes : les rats pullulaient à la cave.

Maman est morte d'un cancer fulgurant, suite à quoi Papa s'est pendu dans le jardin. C'est la voisine qui l'a trouvé ; depuis elle a déménagé. Nous les avons enterrés tous les deux à une semaine d'intervalle. C'était un soulagement.

*

Je suis née le même jour que ma jumelle, mon autre moi : Rose. C'est une femme que j'aime énormément, avec tous ses défauts –sa futilité, son arrogance, son égocentrisme et ses sautes d'humeur. Lorsque nos parents se sont retrouvés ruinés, elle a su se reconvertir. De jolie jeune fille adorée des garçons, elle est devenue la bombasse de la fac. Osant toujours plus court, toujours plus décolleté, toujours plus de rose et de froufrous, elle a su prendre ma place quand je me suis retirée des études pour travailler et payer mon loyer, puis ma caravane. Elle a ensuite fait carrière dans le mannequinat, et garde bien au chaud une fortune qu'elle ne partage pas –ah oui, elle est d'une incroyable avarice aussi ; je pense qu'elle tient ça de sa mère.

Quant à moi, je vis toujours avec Icare dans notre caravane. Quand nous aménagerons dans une véritable maison, nous en ferons un salon de thé, on se l'est promis. En attendant, on essaie de survivre et de garder la tête hors de l'eau. On cherche des petits boulots : si les miens sont toujours blancs et propres, ceux d'Icare sont aussi noirs qu'illégaux, et ça me fait peur. Il a toujours eu cette tendance à s'enfoncer dans le caca jusqu'au cou. Je ne peux pas vraiment y faire quelque chose, et on a besoin de cet argent. Je prie juste tous les soirs pour qu'il ne fasse pas de conneries.

*

« Violette ? »

Ce soir, je crois que je n'avais pas assez prié. Il était près de deux heures du matin, je n'avais pas fermé l'œil. Lorsque j'ai entendu le bruit de la moto, j'ai bondi hors du lit. Pourtant, j'ai eu un doute en l'entendant se déplacer. J'ai hésité avant d'ouvrir la porte, mais j'ai fini par le faire, avec un peu d'appréhension. Il titubait. Il était non seulement bourré, mais dans un sal état. Un sanglot m'étouffa tandis que j'attrapai la lampe torche pour m'éclairer et que je me jetai sur lui. Il était abîmé de partout, saignait comme un écorché, gémissait. Pleurait.

Doucement, je l'ai soutenu jusque dans notre maison minable. Je l'ai déposé sous la douche, où il s'est effondré. Je l'ai déshabillé rapidement, comme je pouvais. En fait, j'ai surtout décollé les lambeaux d'habits englués à ses plaies.

J'ai allumé le jet et je l'ai douché, avec beaucoup de douceur. J'ai lavé sa peau, puis je me suis assise dans le bac et j'ai massé ses cheveux, tout en le tenant contre mon cœur, enrobé dans mes habits désormais trempés. Je pansai ses plaies aussi, en prenant soin de les désinfecter, de les inspecter chacune. Certaines d'anciennes bagarres s'étaient rouvertes, d'autres étaient nouvelles. J'eus une pensée pour ce corps merveilleux qu'il mutilait un peu chaque soir, en cherchant les mecs bourrés. Un jour, il se blesserait et devrait renoncer à jamais à la dernière chose qui le faisait vivre : la danse. J'en avais des frissons.

Pendant que je le frottais, il sanglotait, tremblait de partout, mais je voyais que ça lui faisait du bien que je prenne soin de ses pauvres os. Icare me revenait de plus en plus souvent dans cet état misérable, et à chaque fois c'était pire. Ses allures de gros dur en agaçaient plus d'un, et c'est vrai qu'il pouvait être agaçant lorsqu'il l'avait décidé. Cependant, je connaissais bien ce que cachaient ces grands airs. Il était doux, mon Icare, et il prenait soin de moi quand je ne prenais pas soin de lui. La rue était profondément ancrée en ce gamin grandi trop vite, il y avait dans tous ses gestes la passion du macadam sur lequel il avait poussé. Lorsqu'il dansait, on n'aurait jamais soupçonné qu'il pût apprendre à marcher avec les rats, caché dans une grange où un vieux chnock les exploitait, lui et ses potes. Un peu comme un Oliver Twist des temps modernes.

Mais mon Oliver Twist était dans un sale état, ce soir-là où je n'avais pas assez prié. La douche avait au moins pu le dessaouler, mais il en était bien plus désespéré. J'essayai de le questionner, malgré son mutisme. Est-ce qu'il avait été suivi, que s'était-il passé ?

« Ils s'y sont mis à trois, j'ai pas fait le poids. Ils m'ont pas payé ma journée de boulot. »

C'est tout ce qu'il dit de la soirée, puisqu'à partir de ce moment, il se referma sur lui-même. Je l'aidai à se sécher, puis à se coucher. Il sombra comme une masse et moi, rassurée, je sombrai à ses côtés.

Please, make me dream ♪Version éditée papier♫Où les histoires vivent. Découvrez maintenant