Chapitre 8

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Je suis assise à la table en chêne dans la cuisine. Marc est assis devant moi, comme tous les jours, il boit son thé à la cannelle, comme tous les jours, et comme tous les jours, j'ai un brin de nostalgie en revoyant en lui son père, jusqu'à leurs goûts, similaires. Mais aujourd'hui, un élan d'espoir m'envahit, je sens l'homme que j'aimais et que j'aime en moi, plus présent que jamais. Quand tout à coup, il arrive ; Peter marche vers Marc et lui ébouriffe les cheveux. Puis il prend sur la table le cake que je continue de lui préparer et le déguste. Je suis on ne peut plus heureuse de ce retour , je m'élance vers lui. Mais mes mains traversent sa peau, son corps, je ne peux le toucher.

Il plaisante avec son fils, rit avec lui de ce rire viril que je lui aime tant. Mes lèvres me brûlent, je veux le prendre dans mes bras, l'embrasser, mais nos corps refusent de se toucher, pis encore, lui-même semble ne pas me voir. Soudain, alors que le désespoir m'envahit, Peter et Marc disparaissent. Je tombe alors dans un gouffre qui me parait un puits sans fond ; ma chute est longue, très longue, extrêmement longue, infinie. Elle soulève mon estomac et arrête mon cœur dans ses battements. Alors j'observe l'infinité blanche qui s'ouvre devant moi, inaccessible. Il n'y a rien, rien du tout, rien que du blanc, rien que de l'ivoire et de la neige aveuglante à perte de vue dans cet océan de lumière pâle. L'espoir d'atterrir un jour est un luxe que je ne peux m'offrir ; et quand bien même je retomberais, j'en mourrais.

C'est alors que Peter apparaît devant moi, translucide, tel un spectre ; il m'accompagne dans ma chute, tombant avec moi dans ce paradis diabolique. Ses lèvres que je désire tant se meuvent, voulant me dire, m'expliquer, me prévenir de quelque chose, mais aucun son n'en sort ; il reste muet. Et bientôt, ces sons inaudibles deviennent de vrais cris au silence résolu, hurlements inaudibles résonnant dans cet univers vide et sans limite. Ses mains frappent violemment le mur invisible se dressant entre nous, comme s'il voulait le briser.

Lorsqu'enfin, essoufflé et à bout de force, il parvient à lâcher dans un murmure : « A plus tard, Violette... » .

Et peu à peu, il disparaît, suivi de tout le reste.

Quand elle se réveilla en sursaut, Violette était seule dans sa chambre. Elle était fatiguée au possible, et cette nouvelle disparition l'insupportait énormément. Effrayée et incapable d'encaisser le moindre nouveau choc, elle fondit en larmes et lança des appels qu'elle savait sans réponses.

« Peter... Peter ? PETER, OU ES-TU ?! »

Ses cris résonnèrent dans la maison vide, et comme elle s'y attendait, seul un silence assourdissant lui répondit.

Elle tourna les talons et courut chez sa belle-mère, seule dans la nuit noire.

*

Peter, une nouvelle fois, se retrouva dans ce monde qu'il ne saurait décrire, en compagnie du dénommé Marc qu'il avait rencontré lors de son dernier « rêve », comme il continuait de l'appeler.

Marc croyait également qu'il rêvait, remettant ses blessures, sa saleté et son essoufflement au fait qu'il était tombé évanoui de sa G4 sur une rue macadamisée, au sol rugueux et poussiéreux. Même si le fait que ses vêtements et chaussures soient en lambeaux « à cause d'une chute », soit plus difficile à croire, il s'en était convaincu.

C'est ainsi que le père et le fils qui ne connaissaient pas leurs liens de parenté se retrouvèrent ensembles dans ce passé qu'ils croyaient faux.

Or cette fois-ci, ils atterrirent, non pas dans une forêt ou une vaste prairie, mais sur une rue pavée, au centre de laquelle se dressait un grand arbre. Le Grand Chêne était entouré de passants aux costumes extravagants. L'homme qui bavardait devant eux dégageait une aura digne ; sa longue veste bleu roi de brocart brodé d'or lui descendait jusqu'au genou et s'évasait en bas, tandis qu'elle était aussi ajustée sur le buste que ses manches ornées de galons. Un jabot blanc surmontait sa chemise accompagnée d'un gilet de même longueur que la veste et à boutonnage serré, avec des poches basses. Sous ses culottes serrées juste au-dessus du genou, il portait des bas de soie rouge en accord avec sa veste ; ses chaussures plates noires étaient pour le moins élégantes et sa coiffure en ailes de pigeon consistait en deux rouleaux de soyeux cheveux couleur de neige lui couvrant les oreilles. Une queue lui tombait sur la nuque et une fausse barbe postiche pendait à son menton. La femme à ses côtés, certainement son épouse, portait une robe flottante à taille basse et en pointe, dont la jupe amplement drapée semblait portée par-dessus un panier et de multiples jupons. Sa silhouette, qui devait être affinée par un corset et un corps à baleines, était semblable à une grande cloche, avec une très petite taille et de larges hanches. Sa tenue était complétée par une traîne élégante ainsi que des mules de soie aux hauts talons, et sa coiffure complexe retenait ses longs cheveux poudrés de blanc en un bonnet garni d'une forme assez élevée, sans doute en fil de fer, composée de plusieurs degrés surmontés de mousseline, rubans, fleurs et plumes ; on pouvait même apercevoir une poupée affirmant ses goûts.

En bon historien, Peter déduisit après une rapide analyse qu'ils se trouvaient certainement en France, vers le début du XVIIIe siècle, entourés de bourgeois de classe sociale plutôt élevée, si l'on en croyait le velours et la soie dont étaient faits leurs vêtements. De grandes boutiques accueillantes étaient alignées dans cette ruelle tirée au cordeau où de riches couples allaient et venaient. Avec leurs jeans et pulls, les deux hommes se sentaient un poil idiots dans ce climat de haute noblesse.

« Sais-tu ce que l'on fait là ?, demanda Marc, et, où on se trouve exactement ?

- Et bien, on doit être en France, vers... le XVIIIe siècle, je dirais... mais... ce qu'on fiche ici... je ne dois pas en savoir beaucoup plus que toi.

- D'où viennent ces splendides analyses historiques, très cher ? , questionna Marc, avec ironie mais admiration.

- Sachez que j'ai étudié l'Histoire, que j'enseigne maintenant à l'Universitė.

- J'admire vos amples connaissances, camarade, taquina Marc avec un sourire en coin.

- Nous n'avons pas les mêmes valeurs », rétorqua Peter en roulant des épaules de manière exceptionnellement ridicule.

Tous deux se regardèrent quelques secondes avec des yeux pleins de malice dans un silence cocasse, et, remontant dans leurs gorges, un rire clair et euphorique sortit de leurs bouches.

Ainsi, pliés en deux et se tenant le ventre à deux mains, les deux hommes riaient aux éclats, et, dès lors qu'ils reprenaient leur souffle, leurs regards se croisaient et ils repartaient en riant comme des fous.

Les passants leur jetaient des pièces, interloqués, croyant à un théâtre ambulant, ce qui rendait la situation plus hilarante encore. Les rires devenaient de plus en plus forts et incontrolables, et un véritable attroupement se rassemblait autour d'eux.

Lorsque soudain, ils disparurent, tous les bourgeois poussèrent un « Oh ! » surpris, suivi d'applaudissements à rendre jaloux les plus grands.

*

Suzanne sentait que Violette, venue chez elle en pleurs et en panique, avait quelque chose de spécial. Assise en face d'elle, elle dégageait quelque chose d'ancien et d'infiniment puissant, une magie lui faisant immanquablement penser à Soan, son très cher époux. Ses yeux d'un bleu profond et changeant, tantôt bleu ciel, bleu mer, ou bleu nuit, ses cheveux roux d'une légèreté incomparable, lui mettaient la puce à l'oreille, tout comme sa douceur et sa délicatesse, ou tout simplement son extraordinaire beauté. Doutant, elle lui pris délicatement la main. « Violette, j'aimerais te sonder car tu m'as l'air... spéciale. N'aie pas peur, c'est une simple vérification.» la rassura-t-elle.

Elle posa ses deux mains sur celle de sa belle-fille, ses avant-bras dans le prolongement l'un de l'autre, et ferma les yeux.

Un Humain. Femme.

Un caractère. Doux.

Des cheveux. Roux.

Des yeux. Bleus.

Bleu ciel. Air.

Bleu mer. Eau.

Bleu nuit. Lune.

Lune...

Soudain, les deux femmes furent projetées avec force chacune d'un côté de la pièce.

Quand Suzanne rouvrit les yeux, le regard qu'elle fixa sur Violette était blanc, dépourvu d'iris. Ses lèvres desséchées esquissèrent un sourire lorsqu'elle annonça, comme en transe :

« Tu es une Fille de Lune. »

*

Loin, au cœur de la nuit sombre, Lune dormait. Brusquement, elle sentit quelque chose, au fond de sa poitrine, comme une explosion intérieure qui remonta jusqu'à son cou, sa gorge, sa bouche, ses lèvres...« Violette ». Ce mot qu'elle avait inconsciemment murmuré s'imposait dans son esprit, maintenant touché, lui aussi, par l'implosion. Un sourire passa sur ses fines lèvres. Cela ne pouvait signifier qu'une chose. Sa dernière Descendante était enfin retrouvée.

L'aube de la destinéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant