Chapitre 14

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Papa ? 

Est-ce seulement comme cela que je me dois de t'appeler ? Voici tout ce que je sais de toi, Soan Flight : Tu es né le 5 novembre 1965, tu rencontres Suzanne Majuy durant tes études à Oxford - tu obtiendras avec brio un diplôme de philosophie - et l'épouses le 14 août 1984 à Paris. Le jour même de tes 30 ans, soit le 5 novembre 1995, elle met au monde ton unique fils, Peter Flight. Vous menez tous trois une vie heureuse dans une splendide maison de la capitale, Suzanne est avocate tandis que tes livres reconnus se vendent dans le monde entier. Un an passe sans que rien ne vienne perturber le bonheur dans lequel vous nagez sereinement. Et un jour, voici que tu t'en vas. Je ne sais rien de plus. Soan, où es-tu ? Es-tu seulement vivant ?  Selon ton épouse, tu es un homme de valeur parti pour le bien de tous, bien qu'il t'ait été fort difficile de nous quitter. Je ne sais que croire. Je ne sais qu'espérer. Je ne sais que faire ni que penser. Je ne sais même pas que préférer. Voudrais-je un père qui m'a abandonné, ou le tas de poussière d'un homme décédé ? Père, si un jour tu lis ces mots, sache que je veux la vérité.

Ton fils, Peter

Peter glissa la lettre dans une enveloppe en papier, au dos de laquelle il écrit soigneusement "À Soan Flight". Resté enfermé  à longueur de journée, il avait eu le temps de réfléchir à sa vie et, de fil en aiguille, il était arrivé à son père. Peter souhaitait des réponses quant à ce mystère qu'il n'avait jamais résolu ; en effet, Suzanne ne voulait pas lui en dire plus, et il avait conclu que c'était à son père, s'il était en vie, d'assumer ses actes et d'enfin lui révéler la vérité. Il soupira en pensant que le mensonge, confortable illusion, ne sait que trop bien embellir une réalité parfois des plus atroces, cachant le chemin rocailleux de l'existence par un voile prometteur. La vérité, elle, est nettement plus complexe ; tandis qu'un mirage, si simple à installer en l'esprit, nous berne et nous fait croire au bonheur, la fatalité surgit toujours lorsqu'on la croit loin, enfouie derrière nous à tout jamais, et nous frappe de son fouet dévastateur. La vie peut être vue avec un filtre mensonger, mais plus l'artifice est agréable et diffère de l'exactitude, plus la tombée des masques est douloureuse. Peter finit par se dire que le mensonge est une falaise sur laquelle on se tient et qui s'élève à chaque mystification, nous éloignant du monde pour apercevoir un paysage à la splendeur toujours croissante. Mais nous finissons toujours par tomber, et la chute de la vérité, inévitable, est aussi dure que le paysage a pu être beau.

Il sursauta en sentant une main sur son épaule ; plongé dans ses pensées, il n'avait pas entendu Violette entrer dans la pièce, une tasse de thé fumant à la main. Le parfum de la cannelle avait d'ores et déjà envahit la pièce lorsque Violette lui tendit la boisson.
"Ah, voilà notre dormeur réveillé ! Tiens, je t'ai préparé ça en me disant que ton subconscient ne saurait pas résister à l'odeur...

-Détrompe-toi ; j'étais en pleine thèse philosophique intérieure, je ne t'ai même pas sentie entrer."

Violette s'assit sur les genoux de son mari... et renversa la tasse. Dans un cri suraigu, Peter bondit hors du fauteuil, protégeant la lettre contre son torse.
"C'était pour voir si tu suivais, rit Violette, au moins maintenant tu es levé ! Enfin, je ne t'ai pas brûlé j'espère ?"
À la mention de brûlures, tous deux eurent un frisson.
"Non, je ne crois pas, mais tu as gâché le thé !
-Il en reste un peu, je crois" dit elle en jetant un coup d'œil au fond de la tasse. Elle reporta son attention sur l'enveloppe : "Et... qu'est ce que c'est ?                                                                         

-C'est une lettre... pour Soan. Pourrais-tu la donner à ma mère, en lui disant de lui transmettre si elle le peut ?                                                                                                                                                     

-Oui, bien sûr. Soan, c'est... ton père ?                                                                                                                     

-Exact. Je me torture l'esprit à longueur de journée, et il y a certains sujets sur lesquels je compte agir dès maintenant..."

Violette hocha la tête, elle comprenait parfaitement. Durant l'absence de Peter, elle avait tenté à de nombreuses reprises de reprendre contact avec Malika, et l'avait suppliée en vain de pouvoir rendre visite à son neveu, seul souvenir qu'elle avait de son frère défunt. Elle avait aussi essayé de retrouver sa cousine Akima, de qui elle était très proche durant son enfance, mais elle paraissait s'être évaporée. Malgré plus d'un siècle de recherches, Violette n'avait trouvé aucune trace de la rouquine ; personne ne semblait avoir eu de nouvelles d'elle depuis sa sortie de l'école Saint-Cyr.

"Je lui donnerai ta lettre, promit-elle en frottant énergiquement la tâche sur le fauteuil, et j'espère vraiment que tu retrouveras ton père."

*

Suzanne avait opté pour la cristomancie. Elle préféra les miroirs aux liquides, espérant que Soan avait gardé le sien. Elle était à la fois nerveuse et excitée à l'idée de parler à son mari. Toutes ces années, elle avait résisté à la tentation et ne l'avait pas contacté, par peur de raviver la douleur de la séparation et de ne pouvoir tenir. Cependant l'avocate qui sommeillait en elle criait justice. La faveur que Peter lui demandait était justifiée, elle le reconnaissait et l'accomplirait. Suzanne prit une profonde inspiration. Soan aurait-il changé ? Non, c'était impossible. Il resterait toujours l'homme qu'elle aimait. Elle passa sa main devant un magnifique miroir au cadre d'or sculpté. C'était certainement la cristomancie qui avait inspiré les frères Grimm pour le miroir magique de la marâtre de Blanche Neige, nota-t-elle. Elle promena sa deuxième main devant le miroir, joignit ses deux paumes et entrelaça ses doigts entre eux. Puis elle commença :

"Miroir, mon beau miroir, montre moi Soan."

Rien ne se passa, son reflet restait obstinément ancré dans la glace. Elle devait être un peu rouillée après toutes ces années. Elle respira un grand coup, se concentra plus encore et répéta l'opération. Toujours rien. Elle ferma alors les yeux et plissa les paupières si fort que la sueur commença à perler sur son front. Ses mains étaient si serrées qu'il parraissait impossible de les séparer, ses ongles s'enfonçaient dans sa peau et ses pieds étaient cloués au sol.  C'était maintenant un cri qui sortait de ses lèvres : "Miroir, mon beau miroir, montre moi Soan !"     

Elle garda les yeux fermés une bonne minute encore, inquiète du résultat. Elle avait donné toute sa concentration, si cette fois cela n'avait pas fonctionné, tout espoir serait vain.  Elle finit par ouvrir doucement les paupières et la pièce s'ouvrit devant elle avec, en son cœur, le visage de son époux. La Chronomaîtresse manqua de s'évanouir de soulagement lorsqu'elle entendit un mot s'élancer de son miroir et virevolter dans l'air : "Suzanne ?". Elle avait envie de traverser ce miroir qui les séparait, de savoir Soan à ses côtés. C'était malheureusement impossible et elle le savait.

"Soan, j'ai un message à te transmettre. Une lettre de ton fils."

Il y eut un silence.

« Tu veux dire, Peter ?

-Tu n'as qu'un seul fils à ce que je sache... Enfin, il veut savoir qui tu es.

-Je comprends... »

Suzanne lui expliqua la situation puis lu la lettre, et chacun eurent les larmes aux yeux.

« Trésor, tu as bien fait de me contacter. Il se trouve que j'ai moi aussi quelque-chose à t'annoncer. » Il jeta un regard autour de lui « Notre armée est formée, Suzanne ! Ma mission est terminée à présent, et nous viendrons très bientôt vous rejoindre à Londres. L'heure du combat avance à grands pas. » 

L'aube de la destinéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant