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Cela faisait au moins deux heures maintenant qu'Anthony avait fini par s'endormir dans mon lit et que je le regardais dormir. Il était tellement doux quand il dormait. Il l'était constamment, mais il avait l'air d'un ange quand il dormait à point fermé comme ça. Mais ce n'était guère étonnant, du haut de ses dix ans mon frère ne pouvait que ressembler à un ange. J'aimerais parvenir à trouver le sommeil aussi, mais j'en étais bien incapable. Mon esprit était bien trop perturbé par toutes les pensées néfastes qui s'y trouvaient, pour que je parvienne à me montrer sereine. Je me contentais donc de regarder Anthony dormir, n'entendant que le bruit de sa douce respiration. Jusqu'à ce que le bruit de la carriole s'arrêtant devant chez moi attira mon attention. En silence, je m'approchai de la fenêtre de ma chambre qui donnait directement sur la rue et pu constater que c'était celle que j'attendais. Sans plus attendre, mais toujours en silence, je sortais de ma chambre – ne me préoccupant pas d'être simplement vêtue de ma chemise de nuit – pour me précipiter dans l'entrée. Joshua passa la porte de la maison et tourna son regard vers moi. Je n'eue pas besoin qu'il me dise le moindre mot pour comprendre, je lisais dans ses yeux, comme d'habitude. C'était ainsi depuis que nous étions nés tous les deux le même jour. Je savais donc et mon cœur s'emballa. Il était mort... notre père était mort. Joshua s'approcha de moi pour venir me prendre dans ses bras et je sentis mon cœur se briser plus encore et les larmes rouler sur mes joues.

– Tu m'as mis laquelle ?

La voix fluette de mon frère me sorti de mes pensées, alors que j'étais concentrée à lui nouer sa cravate.

– La noire évidemment, répondis-je dans un fin sourire en levant mon regard vers les yeux inexpressif de mon petit frère. Tu es habillé entièrement en noir.

Depuis des années, Anthony était incapable de voir par ses propres yeux, alors je m'efforçais toujours de tout lui décrire par des mots. C'était une malheureuse chute qui avait provoqué cet état, parce qu'il s'était cogné la tête. J'arrangeai légèrement ses cheveux bruns de la main.

– Tu es parfait.

– Il n'a pas besoin d'être parfait, lança mon frère jumeau dans l'autre coin de la pièce.

– Bien sûr que si, il doit être parfait aujourd'hui, rétorquai-je en tournant mon regard vers Joshua pour lui signifier de ne pas insister plus. Je n'en avais que faire de ce qu'il pouvait penser. Aujourd'hui, nous allions enterrer notre père, alors il était important que nous soyons présentables. C'était une manière pour moi de ne pas me laisser déborder par tout le reste.

Anthony ne semblait pas vraiment réaliser ce qui se passait, mais je supposai que c'était normal au vu de son jeune âge. Il allait avoir rapidement l'occasion de le réaliser lors de la cérémonie, je n'avais pas envie de miner tout de suite son moral.

La porte de ma chambre s'ouvrit soudain et notre mère y entra.

– Ah tu es là, je te cherchais partout, dit-elle en voyant Anthony. Elle leva son regard vers moi. Tu n'es pas encore prête ?

– J'aidais Anthony à s'habiller.

– Parce que tu penses que je ne suis pas capable de le faire peut-être ?

– Ce n'est pas ce que j'ai dit non, répliquai-je en serrant des dents. Elle me lança un regard noir avant de s'approcher d'Anthony pour lui prendre la main et l'emmener avec elle. Ils quittèrent la pièce sans le moindre mot, ce qui m'arrangea bien.

Je n'avais jamais eu une très bonne relation avec ma mère, depuis toutes petites. Elle en attendait bien trop de ma part, bien plus que ce que j'étais seulement capable de lui offrir. Elle ne se montrait pas forcément plus agréable avec mes frères, mais je la soupçonnais tout de même de m'apprécier moins qu'eux encore. Ce n'était pas comme si je lui demandais de m'aimer, j'étais de toute façon incapable de l'aimer. Et puisqu'elle n'avait jamais été capable d'aimer son époux, je ne serais pas étonnée qu'elle ne soit pas plus capable d'aimer ses enfants. Dans un soupir, je me levai à mon tour pour sortir la robe noire de mon armoire et la poser sur mon lit, celle qui attendait sagement que je l'utilise. Parce que je savais parfaitement que j'allais l'utiliser.

– Tu veux bien m'aider à faire mon nœud de cravate aussi ? Où ce privilège est réservé à Anthony ?

Je levai les yeux au ciel avant de me retourner vers Joshua.

– Je pensais qu'à ton âge, tu avais fini par apprendre à les faire, dis-je en venant devant lui pour commencer à nouer sa cravate.

Joshua leva l'une de ses mains pour venir doucement caresser ma joue, dans un geste tendre qui avait le don de me serrer le cœur. Je ne faisais pas beaucoup illusion auprès de lui, contrairement aux autres. Il me connaissait trop bien pour ne pas deviner à quoi je pensais depuis que notre père était mort.

– Ça va aller Grace...

– Comment tu veux que ça aille ?

Ma voix s'était faite plus dure, parce que je n'aimais pas qu'il me fasse ce genre de promesse alors que je savais parfaitement que rien n'allait aller. Et il ne pouvait rien faire pour que ça aille bien.

– Ça ne sert à rien que tu te prennes la tête avec ça.

– Avec quoi ? Le fait que tu es le prochain sur la liste ? Ma voix se mit à trembler de nouveau, plus que je n'aurais voulu, mais j'étais incapable de la retenir. Tant que père était encore en vie, tu n'étais pas inquiété. Mais maintenant, nous savons tous les deux que tu es le prochain et que le suivant sera Anthony.

Ce n'était pas la mort de mon père qui me perturbait à ce point. J'avais de l'affection pour lui, mais on ne pouvait pas plus dire que j'aimais mon père non plus. Je n'en étais pas capable, pas autant que j'aimais mes deux frères. J'étais ravagé par son décès parce que je savais que le prochain serait mon frère jumeau et que je ne parvenais vraiment pas à le concevoir, que je ne me voyais pas vivre sans lui. Malheureusement, nous n'y pouvions rien du tout, parce que c'était le drame de notre famille. Nous étions une famille maudite depuis plusieurs générations déjà et nous ne pouvions rien pour empêcher le sort de nous frapper. Je ne connaissais pas tous les détails de cette malédiction, seulement ce que mon père nous avait expliqué pour nous préparer à nos sorts. Parce qu'il n'y avait pas que les hommes de notre famille qui devait payer le prix.

Tout cela remonté à de nombreuses années en arrière, quand un membre de notre famille a mis en colère une sorcière folle amoureuse de lui. Celle-ci avait décidé de se venger en maudissant notre aïeule et les générations futures. Tous les hommes de la famille finissaient par mourir, les uns après les autres, dans l'ordre de leur arrivée sur terre. Il y avait quelques conditions à ces décès, ces hommes devaient avoir connu l'amour et la joie de fonder une famille. De leur côté, les femmes étaient incapables de connaître le véritable amour en dehors de celui qu'elles pourraient porter pour les membres de leurs familles, pas plus d'enfanter. Il suffisait de remonter notre arbre généalogique pour se rendre compte de ce que cela pouvait donner.

Mon père avait deux frères aînés et une sœur. L'ainé de la famille est mort dans un accident de cheval alors que son épouse était enceinte, il n'a jamais connu son enfant. Le cadet mourra quelques années plus tard, il avait eu la chance de connaître ses enfants. Vint ensuite le tour de mon père, qui venait de décéder. Sa sœur, Sarah, ma tante, était encore en vie. Elle vivait seule, elle ne s'était jamais mariée et n'avait pas d'enfant. C'était comme ça, à chaque fois. J'étais la sœur incapable d'aimer un homme et fonder une famille, j'étais la femme destiné à vivre seule et à voir ses deux frères mourir les uns après les autres.

– Je suis loin encore d'avoir trouvé l'amour et d'avoir fondé une famille tu sais ? Je savais que Joshua tentait de me rassurer comme il le pouvait, mais ce n'était vraiment pas facile pour moi. Je ne comprenais même pas comment il faisait pour se montrer si serein. Mon frère attrapa mon visage dans ses mains, me forçant à le regarder dans les yeux. Je pouvais complètement me perdre dans ses yeux. Arrête de penser à ça, fais le pour moi.

Je soupirai, incapable de résister à la manière dont il avait de jouer avec moi.

– D'accord, je vais essayer.

Joshua afficha un sourire, avant de déposer ses lèvres sur mon front pour l'embrasser, ce qui me fit fermer les yeux. Je voulais bien essayer, mais comment pouvais-je seulement arrêter de penser au fait que je pouvais le perdre prochainement. Et même si c'était dans des années encore, c'était beaucoup trop dur. J'avais beaucoup trop besoin de lui.

– Tu devrais te préparer avant que mère ne revienne à la charge.

J'acquiesçai sans un mot, laissant Joshua sortir de ma chambre. Pendant quelque seconde, je me contentai d'observer ma robe, avant de me décider à enfin m'habiller pour les circonstances de la journée.

L'amour d'une sœurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant