En mai, fais ce qu'il te plaît (3/4)

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Le lustre avait rendu l'âme. Tant mieux, pensa Délia. Cela empêcherait Julien d'admirer la couche de poussière sous laquelle était enseveli chaque objet de cette pièce. Elle alluma une petite lampe dont l'abat-jour vieux rose était bordé de franges. Lovée dans son panier, Lollipop ne bougea pas d'un poil. Deux baby-sitters pour la délester un instant du tiraillement intempestif de ses mamelles, c'était inespéré ! Elle plongea immédiatement dans un profond sommeil.

– C'est sa première portée ? demanda Julien.

– Oui. C'est un accident. Elle s'est échappée un jour et voilà le résultat... Enfin, moi je ne m'en plains pas. J'ai toujours rêvé d'avoir des chiots. D'ailleurs, j'aimerais bien en garder un, mais ma mère refuse catégoriquement.

Julien repoussa quelques coussins pour s'asseoir sur le canapé. Heureusement, il avait choisi le bon côté – celui qui n'était pas entièrement défoncé. Immédiatement, les cinq chiots se lancèrent à son assaut, se bousculant, jappant pour avoir ses faveurs. Julien en saisit un, qui possédait une tâche blanche entre les omoplates, et le déposa sur ses genoux. Malheureusement le chiot, tout à sa joie d'être l'élu, se mit à uriner.

Julien souleva la petite créature en riant :

– Euh... Je crois qu'il y a un problème.

– Ça veut dire qu'il t'aime bien. Ils font ça quand ils sont émus.

– Heureusement que ce n'est pas pareil pour les humains.

Il déposa le chiot sur le canapé et le caressa sans l'once d'un reproche, puis il caressa les autres pour ne pas faire de jaloux, sans toutefois prendre le risque de les soulever.

Dans la cuisine, Délia lui tendit un drap de vaisselle imprégné de savon. Alors qu'il nettoyait son jeans, le regard de Julien fut attiré par les bouchons en liège accumulés sur le comptoir. Il y en avait partout : sur la friteuse, sur les bocaux d'épices, dans le tiroir à couverts qui contenait sans doute plus de bouchons que de couverts. On aurait dit une véritable collection.

S'essuyant les mains, il remarqua une armée de bouteilles vides cernant la poubelle. Il comprenait ce que cela signifiait ; néanmoins il avait du mal à faire le lien avec la mère de Délia qui lui avait paru si gentille et prudente tout le long du trajet. Comment avait-elle fait pour ne pas les envoyer valser dans le fossé ? Et comment Délia pouvait-elle être si souriante alors que sa mère était alcoolique ? Ce genre de chose n'était-il pas censé vous traumatiser ? Il se demanda à quoi devait ressembler leur quotidien.

– Alors qu'est-ce que tu veux manger ? Du salé ou du sucré ?

Délia scrutait le frigidaire, inventoriant tout ce qui pourrait nourrir un garçon. Un reste de macaroni au fromage. Du saucisson. Des flans au caramel.

– T'as pas un yaourt ?

Un yaourt ? Ce corps immense se nourrissait donc de yaourt ? Elle en fut toute ahurie. Elle pensait que seules les filles surveillant leur ligne aimaient le yaourt.

– Il me reste un pot, mais c'est du zéro pour cent.

– Parfait. T'as du sucre ? Cristallisé, de préférence. Et un bol. Et une cuillère à soupe.

Elle cligna des cils, légèrement surprise. Puis elle s'exécuta, disposant le tout sur la table. Julien tira une chaise. Lorsqu'elle prit place à ses côtés, elle remarqua des marques d'usure sur la nappe et un trou de la taille d'un grain de raisin. Elle s'asseyait ici trois fois par jour, mais la nappe ne lui avait jamais paru aussi abîmée.

– Tu sais combien de temps on peut rester sans manger ? lança Julien en ôtant le couvercle du yaourt qui semblait ridiculement petit dans sa main.

Délia secoua négativement la tête, tout en contemplant la substance blanchâtre glisser dans le bol.

– Environ trois semaines.

– Comment tu sais ça ?

Elle posa un coude sur la nappe pour en cacher le trou.

– Un jour, j'ai essayé. Je voulais découvrir les limites de mon corps. Mais je n'ai pas tenu trois semaines, seulement trois jours.

Elle écarquilla les yeux, impressionnée. Elle n'était jamais parvenue à sauter plus d'un repas. Et encore, elle avait compensé en mangeant le double au repas suivant.

– En général, c'est plutôt les filles qui expérimentent le jeûne, fit-elle remarquer.

– Ouais, j'ai un petit côté féminin, même s'il est bien caché.

– Drôlement bien caché.

Elle le regarda plonger sa cuillère à soupe dans le sachet de sucre et en saupoudrer son bol de yaourt. Puis il recommença l'opération. Quatre fois. Décidément, ce garçon ne faisait rien comme les autres.

Elle chercha quelque chose à dire pour le surprendre à son tour. Quelque chose qui lui aurait donné un air cultivé puisque, de toute évidence, Julien méprisait les filles superficielles.

– En parlant de jeûne, tu sais qu'aujourd'hui c'est jour de Rogations et qu'on est censé jeûner ?

L'énorme cuillère nappée de sucre au yaourt s'immobilisa à quelques centimètres de la bouche de Julien.

– Qu'est-ce que c'est que ces conneries ?

– Selon la religion catholique, on est censé jeuner pour qu'il fasse beau, énonça-t-elle en se triturant le lobe de l'oreille. Enfin, au Moyen-âge, c'était pour éviter les gelées, maintenant c'est plutôt pour empêcher le réchauffement climatique.

– Parce que tu crois que si je m'abstiens de manger ce yaourt je vais retarder le réchauffement planétaire ? C'est ça qu'on t'apprend dans ton école ?

Il la dévisageait avec un brin de moquerie, sa cuillère toujours en suspension à l'orée de sa bouche.

– Je n'ai pas dit ça. Moi, je n'y crois pas. C'est ma meilleure amie qui me l'a raconté.

– Alors elle s'est bien foutue de toi.

– Non, ce n'est pas son genre.

Julien approcha la cuillère de ses lèvres :

– Tu m'excuseras auprès des ours si leur banquise fond pendant cette nuit.

Délia sentit l'eau lui monter à la bouche en regardant les paillettes de sucre disparaître entre les lèvres de Julien.

– De toute façon, le soleil est déjà couché, tu es hors péché, bredouilla-t-elle.

– Oh, tu peux pas savoir comme ça me soulage ! dit-il en raclant le fond du bol.

Au moment où ils se dirigeaient vers les escaliers, prêts à rejoindre la chambre, Délia comprit que c'était l'instant ou jamais. Une fois là-haut, il y aurait Rob et tout redeviendrait impossible.

Alors que Julien posait son pied sur la première marche, elle se jeta sur lui comme si elle s'accrochait à la tour Eiffel et le força à se retourner. Puis elle tira sur son cou pour l'obliger à se courber. Et l'embrassa.

Julien ne lui rendit pas son baiser. Il ne la repoussa pas non plus. Il se laissa juste faire avant de la dévisager, incrédule. Délia était tout aussi étonnée par ce qui venait de se produire. Cela ne lui ressemblait pas d'être si audacieuse. Et puis elle était censée sortir avec Rob...

– On ferait bien d'y aller.

Ce fut le seul commentaire que reçut son baiser.

Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant