Frimas - Automne, 20 ans

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Entre deux cours, Délia avait pris l'habitude de retrouver Arnaud au bas des escaliers, au carrefour où se croisaient tous les étudiants. Le couloir de droite donnait accès à une cour pavée longée par une salle de classe aux grandes baies vitrées. On y enseignait notamment l'histoire des religions. C'était devenu le cours préféré de Délia, car elle s'installait toujours près de la fenêtre pour glaner le moindre rayon de soleil. Au milieu de la cour s'étendait une vasque remplie de belles de nuit, des fleurs qui ne déployaient leur corolle qu'une fois la nuit tombée. Le jour, elles dormaient, n'offrant à la vue qu'un entonnoir coloré. Néanmoins, tout le monde passait son temps à les regarder, espérant surprendre une belle de nuit éveillée. C'était un petit jeu auquel beaucoup d'étudiants s'adonnaient tandis que le professeur pérorait sur les problèmes de l'humanité.

En attendant de rejoindre les belles de nuit, Délia se laissait réconforter par les bras d'Arnaud. Ils étaient appuyés contre le coffre – ce fameux coffre dont personne ne savait ce qu'il contenait – et observaient les allées et venues de la fourmilière. Car c'est à ça que ressemblent les couloirs d'une université entre 10 h 00 et 10 h 05 : des corps qui s'affairent dans tous les sens, un chaos de voix et de pas trépidants.

– Tu n'as pas froid ? questionna Arnaud en dévisageant les jambes de Délia.

Dehors, les feuillent avaient entamé leur chute saisonnière. Délia, pourtant, s'évertuait à porter des jupes, comme si sa tenue avait le pouvoir de prolonger l'été. La méthode Coué revisitée. Malheureusement, la météo se fichait pas mal de sa garde-robe. Depuis quelques matins, un vent glacé lui anesthésiait les jambes. Elle avait bien tenté d'enfiler un long manteau, mais elle était obligée de le garder ouvert depuis qu'un homme dans la rue lui avait demandé si elle ne portait rien en dessous.

– Non, je n'ai pas froid, mentit Délia.

– Ah, bon. Parce que... Tu es toute bleue.

Délia baissa la tête. Il fallait se rendre à l'évidence. Ses jambes n'avaient plus rien d'attrayant. Il était temps de céder à l'exigence du tissu.

À cet instant, son attention fut attirée par des bottes noires à talons aiguilles. Délia releva lentement la tête. Le jeans, très clair, était surmonté d'un petit pull vaporeux, style angora, couleur cassis. Les cheveux, très blonds, étaient lissés à la perfection telle une coulée de cire. Les yeux étaient petits, enfoncés, éclipsés par la proéminence des lèvres. Le visage n'était pas particulièrement beau, mais dégageait quelque chose de hautain, de supérieur. Quelque chose de familier. Oui, c'est elle, pensa Délia au bord de l'apoplexie.

C'était Mégane. Ou Angélique. L'une des deux jumelles en tout cas.

Délia ressentit le besoin urgent de disparaître. Si seulement elle avait pu tendre le bras et se hisser au plafond en quelques secondes comme Spiderman. Pourquoi le corps humain n'était-il pas équipé de ventouses ?

Elle entendait déjà les moqueries. « Mais Délia, il fait dix degrés dehors. Tu souffres d'exhibitionnisme ? Tu milites pour le droit à la prostitution ? J'ai toujours su que tu avais un problème. » Il suffirait d'une remarque pour qu'Arnaud comprenne ce qu'elle était avant qu'il ne la rencontre. Une fille paumée, en manque d'affection, prête à tout pour attirer l'attention.

Délia suffoquait tandis que l'émissaire du Passé se rapprochait à grands claquements de talons. Des images tourbillonnaient dans sa tête. Images d'avant. Images du futur. Un futur qui s'obscurcissait au gré des pas. Elle glissa une main sur la tranche du coffre contre lequel elle était appuyée, ses doigts se heurtèrent au cadenas.

– Ça va ? questionna Arnaud qui l'enveloppait de ses bras.

Meg ou Ange – le Diable en tout cas – avisa le couple et ralentit subitement. Délia comprit qu'elle n'allait pas tarder à être identifiée. Un plissement du front, une étincelle d'hésitation et le prénom de Délia sembla ébranler le cerveau de son ennemie, faisant frémir la surface des lèvres.

Délia se libéra des bras d'Arnaud.

– Toi et moi, c'est fini, souffla-t-elle dans un faible murmure.

Et à défaut de pouvoir rejoindre le plafond, elle se rua sur la porte de secours et dévala à toute vitesse les escaliers jusqu'à se retrouver dans la rue.

Faites que je me réveille. Faites que je me réveille.

Mais le souffle glacé du vent lui apporta un démenti. L'automne était là. Et il l'avait vaincue.

Cette rupture, en fin de compte, était dans l'ordre des choses

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Cette rupture, en fin de compte, était dans l'ordre des choses. Appartenait au grand cycle des saisons. Les premiers frimas avaient toujours sonné le glas de ses relations amoureuses. Elle pensait souvent à ce conte analysé au cours de français lorsqu'elle était au collège. C'était l'histoire d'une princesse, très belle, qui devenait un monstre une fois par mois si bien que, ce jour-là, elle s'enfermait dans une tour dont elle interdisait l'accès à son mari. Celui-ci, trop curieux, tenta d'apercevoir sa femme, ce qui mit fin à leur mariage. Il existait en effet une malédiction qui pesait sur cette princesse : si quelqu'un découvrait la créature monstrueuse qu'elle devenait une fois par mois, elle resterait telle jusqu'à la fin de ses jours. Délia se sentait pleine d'empathie vis-à-vis de cette héroïne. D'une certaine façon, elle avait l'impression qu'il s'agissait de sa propre histoire. Sauf que, dans son cas, c'était l'hiver qui la rendait monstrueuse.

Elle redoutait la malédiction de l'hiver, persuadée que si Arnaud la découvrait sous son plus mauvais jour, elle serait telle à ses yeux pour le restant de l'éternité. Le problème c'est que, contrairement à la princesse du conte, elle ne possédait pas de tour où s'enfermer pour hiberner jusqu'au printemps. Que faire alors ? Changer d'université ? Séquestrer Arnaud dans un placard jusqu'au retour des bourgeons ? Déclencher une vague de pollution pour hâter le réchauffement climatique ?

Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, il n'y avait pas de solution. Sinon celle de provoquer la rupture avant de la subir. L'arrivée inopinée de Meg (Ange ? Le Diable ?) n'avait été que l'élément déclencheur. L'occasion d'actualiser une décision qu'elle aurait prise tôt ou tard.

Autour d'elle, pourtant, l'amour ne semblait pas connaître d'hiver. En décembre, lorsque la patinoire était installée sur la place, elle observait les amoureux glisser main dans la main ou plutôt gant contre gant, engoncés dans leur doudoune et coiffés de petits bonnets assortis. Elle les trouvait mignons dans leur panoplie d'Esquimau, un peu gauches mais mignons. Certaines filles parvenaient même à rester sexy lorsque le thermomètre chutait sous zéro. Elles portaient des bottes, des jupettes et de petits blousons en fourrure. Tout de blanc vêtues, elles ressemblaient à des fées des neiges.

Oui, mais Délia n'était pas comme ça. En hiver, elle détestait porter des jupes parce qu'il fallait enfiler ces horribles collants qui grattent, qui serrent et qui ne tiennent jamais assez chaud. En hiver, Délia n'était pas d'humeur à braver le froid. Elle n'était pas une fée des neiges. Elle était une fée de l'été. Et face à la chute des feuilles, elle sentait ses ailes se racornir, sa confiance s'étioler, sa vie se flétrir.

Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant