Jour J (2/3)

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Ils furent déposés à l'entrée d'un champ au centre duquel était amassé un nombre impressionnant de potirons et autres cucurbitacées. De quoi faire le plein de vitamine A jusqu'au restant de ses jours. Certains spécimens semblaient capables d'écraser un homme. Mais le danger était avant tout auditif. Sur une petite scène, un groupe d'épouvantails se déhanchaient autour d'une batterie, d'un synthé et d'un micro, faisant trembler le champ de leur joyeuse cacophonie. Délia se demanda qui de ses tympans ou des potirons exploseraient en premier.

Ils s'éloignèrent de la scène pour se faufiler parmi des échoppes d'artisanat. Néanmoins, Délia eut beaucoup de mal à s'intéresser aux sculptures de courges et aux bijoux d'Halloween. Thibault était d'une froideur inhabituelle et, pour une fois, totalement avare de mots. En plus, il marchait à sa gauche, ce qui empêchait de lui tenir la main. Lorsqu'elle avait tenté de la lui saisir, il l'avait retirée brusquement, prétextant que sa blessure était trop douloureuse.

Et si Julien l'avait prévenu ? Elle s'efforçait de chasser le souvenir de la veille, refusant d'y voir un lien de cause à effet. La raison de la contrariété de Thibault devait se cacher ailleurs. Peut-être l'appartement censé abriter leurs ébats n'était-il plus disponible. Ou peut-être Thibault préférait-il tout simplement souffrir en silence.

Lorsque Délia sentit son téléphone bourdonner dans son sac, elle fit signe à Thibault qu'elle s'éloignait pour prendre l'appel. Trois mètres plus loin, elle s'immobilisa devant un stand de bols en bois – n'intéressant visiblement personne – et écouta Ambre lui conseiller de ne pas s'inquiéter si les choses ne se déroulaient pas aussi parfaitement que prévu. En effet, tout était à mille lieues de ce que Délia avait imaginé. Le décor, tout d'abord, était loin d'être romantique. Et que dire de l'attitude de Thibault ? Ambre suggéra que Thibault craignait sans doute de ne pas être à la hauteur :

– Les garçons aussi se mettent la pression. Surtout lorsqu'ils sont amoureux et Thibault est dingue de toi. En plus, il n'est pas au courant que tu ne l'as jamais fait. D'ailleurs, tu ne devrais pas tarder à le lui avouer. Ça calmera ses angoisses.

– Tu ne crois pas que ça va le refroidir davantage ?

– Mais non ! Il sera super fier d'être le premier.

Délia raccrocha, à moitié rassurée. Lorsqu'elle tourna la tête, elle ne vit pas Thibault. C'était bizarre : il y a quelques secondes encore, il se tenait devant cette échoppe et maintenant il avait disparu. Elle plissa les yeux, scrutant la foule. Il s'était peut-être éloigné pour lui acheter un cadeau... Cependant, il était carrément sorti de son champ de vision.

Ce n'était pas grave. Il suffisait de lui téléphoner. Délia plaqua son portable contre son oreille tout en continuant à jeter de petits coups d'œil nerveux autour d'elle. Lorsqu'elle tomba sur la messagerie de Thibault, elle sentit une boule de rage se former dans son estomac. Non seulement il s'était éloigné sans la prévenir, mais en plus il avait eu le culot d'éteindre son portable ! Qu'avait-il fait de sa galanterie ?

Elle hésitait à partir à sa recherche. On dit toujours qu'il faut rester au même endroit quand on est perdu pour laisser aux secours la possibilité de vous retrouver. En ce moment, Thibault devait la chercher partout, fou d'inquiétude. Il avait peut-être perdu le sens de l'orientation. Frappé par la maladie d'Alzeihmer avant l'âge... Même si c'était le cas, elle n'éprouvait aucune pitié. La seule personne qui lui faisait pitié en ce moment, c'était elle-même. La foule s'était épaissie et Délia avait la sensation de s'être transformée en punching-ball. Bousculades sur l'épaule, coups de sac dans les mollets, écrasement d'orteils. Ah, qu'il serait beau son corps lorsque Thibault la déshabillerait !

N'en pouvant plus, elle décida de se laisser porter par le déferlement des fanatiques de potirons, tout en se défoulant sur la messagerie de Thibault, le traitant de tous les noms et le sommant de rappliquer. Voyant sa batterie décliner, elle changea de méthode et lui murmura des choses coquines, lui promettant le septième ciel s'il daignait se manifester. Mais c'était peine perdue. Pour une raison inconnue, son petit ami l'avait lâchement abandonnée parmi un millier de gens et un millions de potirons. Elle ne savait même pas dans quelle ville elle se trouvait ni combien de temps (voire combien de jours ?) cette stupide fête allait durer.

Pour ne pas céder à la panique, elle tenta de se concentrer sur sa petite culotte en dentelle qui lui rentrait dans les fesses. Cela semblait vraiment absurde à présent d'avoir investi tout son argent de poche dans cette culotte puisque, en plus d'être inconfortable, il n'était pas certain que Thibault la vît un jour. Enfin, au moins, si elle mourrait écrasée par la foule et que les pompiers venaient récupérer son corps, elle n'aurait pas à avoir honte de ses sous-vêtements.

Soudain son téléphone vibra. Un texto l'informait que la personne qu'elle désirait joindre était enfin disponible. Elle acheta une mignonnette de liqueur de potiron et retourna à l'endroit où elle se trouvait au moment où Thibault avait disparu, lui laissant la possibilité de réapparaître et de réduire cet affreux moment à un malentendu. Même si une partie d'elle-même avait envie de l'étriper, elle voulait à tout prix éviter une dispute qui postposerait leur première fois. Cela avait réclamé trop de préparation, engendré trop de nuits blanches et puis... Cette petite culotte la démangeait trop, elle avait hâte de l'enlever.

Elle avait vidé la moitié de sa mignonnette lorsque le regard méditerranéen de Thibault se profila à l'horizon. Lorsqu'elle vit qu'il tenait en main un petit paquet cadeau surmonté d'un nœud jaune, sa colère s'apaisa. Néanmoins, dès qu'il fut à ses côtés, elle ne put s'empêcher de lui balancer d'un ton acide :

– Où étais-tu passé ?

Thibault prit une profonde inspiration.

– Je crois que je me suis perdu.

Délia jugea cette explication douteuse et même, dans des circonstances habituelles, non recevable. C'était le genre de réponse qui aurait mérité une bonne crise d'hystérie. Mais une petite voix lui intimait de ne pas approfondir le sujet. Elle refusait d'envisager la possibilité que Thibault se soit perdu volontairement, car cela aurait supposé qu'il était au courant. Et elle refusait l'éventualité que Julien l'ait trahie.

– Et puis je t'ai acheté ça, ajouta-t-il en lui remettant le précieux paquet.

Elle le déballa avec excitation, tentant de deviner de quoi il s'agissait. Une bague ? Une pierre précieuse porte-bonheur ? Ça avait intérêt à être joli, puisqu'elle le garderait toute sa vie en souvenir de sa première fois. Le ruban de satin tomba sur le bitume. Elle se figea.

C'était une sorcière. Adorable, certes, avec son balai en écorce de potiron et sa robe en feutrine, mais tout de même, c'était une sorcière !

Soit Thibault était d'une épouvantable maladresse, soit il cherchait à lui faire passer un message.

Elle décida d'ignorer ledit message et s'écorcha la voix pour le remercier, tout en rangeant l'infamie dans son sac. Et dire que sa première fois serait à jamais symbolisée par une vieille femme au nez crochu !

Thibault enroula un bras autour de ses hanches pour l'attirer contre lui et lui offrit un long baiser. Avide, impatient, presque désespéré. Il ne l'avait jamais embrassée comme ça. Elle pensa qu'elle se souviendrait davantage de ce baiser que de l'horrible cadeau lorsqu'elle se remémorerait ce tournant crucial de sa vie. Ce baiser avait quelque chose de spécial, digne d'éclipser tout le reste.

Pour la première fois depuis le début de cette journée, elle eut l'impression que la réalité coïncidait enfin avec le scénario établi dans sa tête. Elle sauta sur l'occasion pour hâter la réalité vers le dénouement prévu :

– Est-ce que l'appartement de ton ami est toujours libre ? demanda-t-elle alors qu'il relâchait son étreinte.

– Oui. Tu veux qu'on y aille ?

Elle acquiesça avant d'ajouter :

– Ne va pas croire que je n'apprécie pas les potirons, mais si je ne quitte pas cet endroit rapidement, je vais en être dégoûté à vie. (Elle souleva sa mignonette.) Tu en veux ?

– Qu'est-ce que c'est ?

– À ton avis...

Elle était parvenue à lui arracher un sourire. Un sourire en coin qui mettait en valeur son adorable fossette. Tout à coup, elle n'avait plus de doutes. Il aurait fallu être folle pour ne pas vouloir coucher avec lui.

Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant