Sortilège

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Dicton : Septembre emporte les ponts ou tarit les fontaines
Odeur : livres et timbres-poste

La rentrée fut rythmée par la voix de Marc Lavoine qui chantait J'ai tout oublié quand tu m'as oublié. Et Natalia, bien sûr, l'insupportable Natalia continuait à faire du vélo sur des étangs gelés tout en braillant It's too late. You, mistake ! Quand donc son succès prendrait-il fin ? Quand donc trébucherait-elle sur une congère et amocherait-elle son joli minois ?

Depuis que les cours avaient repris, Délia n'avait plus vu les garçons. Le week-end, elle sortait avec Ambre dans le quartier branché de la ville, s'enracinait dans L'Embuscade, le café de leur première rencontre, attendait, se faisait payer des verres par l'un ou l'autre idiot qui s'imaginait avoir ses chances, sirotait son cocktail, dansait avec Ambre sur les tables, se faisait applaudir par l'idiot, ne quittait pas du regard la porte d'entrée, n'oubliait jamais.

Un matin, ouvrant son atlas de géo, elle eut un choc en découvrant l'orchidée offerte par Julien, aplatie comme une crêpe entre la France et la Russie. Elle avait complètement oublié qu'elle l'avait placée là, au retour des plus beaux jardins du monde, dans le but de la faire sécher. La fleur ressemblait désormais au visage blanc d'une geisha aux lèvres pincées. En la contemplant, Délia pouvait sentir la main du géant soulevant ses cheveux pour glisser la tige derrière son oreille. Pourquoi cette fleur avait-elle survécu, et pas le reste ?

À l'approche de l'anniversaire de Julien, Délia eut une idée. Elle allait lui rendre son bracelet. Elle savait qu'il y tenait beaucoup, même s'il avait renoncé de longue date à le récupérer. De toute façon, elle n'avait plus le cœur à porter ce bijou. Comme si les coquillages contenaient le ressac incessant d'un reproche : « Je ne t'appartiens pas. »

Elle fouilla parmi ses boîtes de parfum jusqu'à en trouver une d'un bleu pacifique. Pour dissimuler la marque, elle colla une image de jardin zen découpée dans un magazine d'Arts & Déco. Elle glissa le bracelet dans la boîte, emmitouflé dans un sachet de tulle, ainsi qu'un petit papier roulé en parchemin où elle avait rédigé ces quelques mots :

Cher Julien,
Ce bracelet t'appartient. J'espère néanmoins que tu penseras à moi en le portant,
Joyeux anniversaire,
Délia.

C'était la dernière version d'une longue série de lettres qui avaient toutes échoué à la poubelle, certaines contenant les phrases : « Merci d'exister », « Le souvenir de cet été m'est impérissable », « Je voudrais cloner ce bracelet pour que nous puissions tous deux le porter. » Finalement, Délia avait jugé préférable de se montrer économe en mots. Moins il y en aurait, moindres seraient les risques de commettre une erreur.

De peur que le bracelet ne fût un cadeau suffisant (rendre à quelqu'un un objet lui appartenant peut-il être considéré comme un cadeau ?), elle décrocha du mur l'un de ses dessins, celui que Julien avait un jour tant admiré. Il représentait deux dragons enlaçant un sablier. Elle le glissa dans un colis avec la boîte bleue contenant le bracelet et s'en alla poster le tout, avec le sentiment qu'elle était en train de réparer quelque chose.

Les jours qui suivirent confirmèrent ses pires craintes. Silence total de la part de Julien. Aucun message, aucun coup de fil. RIEN.

Un vendredi soir, elle l'aperçut à la terrasse d'un café. Ou plutôt, elle les aperçut.

Coup de poignard dans les yeux. Vision horrifique dont elle ne pouvait détourner le regard.

Son géant embrassant une petite brunette, maigre, tout de noir vêtue. Elle ne ressemblait en rien à l'idéal féminin de Julien. Tout du moins physiquement. Elle devait être douée d'une sacrée personnalité ou de sacrés pouvoirs. À coup sûr, c'était une sorcière.

Elle les observa, de loin, dissimulée derrière un paravent. De toute façon, ils semblaient seuls au monde. Elle aurait pu danser la samba devant eux qu'ils n'auraient rien remarqué. Insupportable cette façon qu'il avait de la regarder. Insupportable cette complicité qui formait comme une bulle autour d'eux, un mystérieux sortilège. Même du temps où elle avait été en couple avec Julien, jamais ils n'avaient ressemblé à ces deux tourtereaux. Julien toujours dans sa bulle, et elle le regardant comme un Terrien contemple les étoiles. Cette distance intergalactique entre eux. Elle avait voulu se consoler en pensant que c'était le caractère de Julien. Qu'il était ainsi avec toutes les filles. Qu'il avait un problème, voilà tout.

Sauf que le problème semblait résolu. Anéanti par une sorcière en pantalon noir. Ce pantalon, elle le regardait comme une injure qui lui serait personnellement destinée. Tu vois, même pas besoin d'avoir de belles jambes pour séduire Julien.

Alors qu'elle pensait que sa souffrance avait atteint son point culminant, son regard fut attiré par un scintillement opalin. Non, ce n'est pas possible ! Non, il n'a pas fait ça !

Mais elle le reconnaissait. Indéniablement. Le bracelet en coquillages qu'elle avait mis tant de soin à emballer, c'était la sorcière qui le portait.
Et c'était une gifle pour ses yeux. Une gifle bien plus douloureuse encore que la vision de leurs baisers.

C'en était trop. Elle tourna les talons et se dirigea à toute hâte vers l'arrêt de bus, oubliant qu'elle avait fixé rendez-vous à Ambre.

Une fois chez elle, elle alluma sa bougie Triste jeudi ! (tant pis si on était vendredi, elle avait besoin d'une bougie qui sentait les larmes) et ne quitta plus son lit de tout le week-end. Sauf pour manger. Toujours la même chose. Des tartines de Nutella. Parfois du Nutella sans tartine. Un torrent de chocolat pour tenter d'adoucir, en vain, ce qu'elle avait vu.

Sa mère vint toquer à sa porte cinq fois pour lui demander d'ouvrir une bouteille de vin ; depuis qu'elle avait le bras plâtré, elle avait du mal à manier le tire-bouchon. Mais elle n'émit pas le moindre commentaire sur le fait que Délia restait en pyjama. Elle avait toujours respecté la vie privée de sa fille.

Pourtant, pour une fois, Délia aurait aimé que quelqu'un lui demande ce qui n'allait pas. Ne serait-ce que pour avoir le sentiment d'exister. Il lui semblait que le monde au dehors avait oublié sa présence. Pas seulement Julien. Non, l'univers tout entier se foutait de son chagrin. En réalité, Ambre tentait en vain de la joindre, mais Délia n'avait pas remarqué que la batterie de son portable était déchargée. Ce week-end créa comme un abysse ou, peu à peu, elle se sentit tomber dans l'oubli.

 Ce week-end créa comme un abysse ou, peu à peu, elle se sentit tomber dans l'oubli

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Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant