Température extérieure : 17 °C
Odeur : cœur voléDélia alluma une bougie qui s'appelait Cœur volé. Elle raffolait de ces bougies parfumées aux appellations poétiques et couleurs acidulées. Elle en possédait toute une collection : Rivière pâle de janvier, Rendez-vous à Venise, Triste jeudi ! (Ainsi se réjouissait-elle d'avance qu'une catastrophe se produise un jeudi.)
Elle attendit que la flamme exhale son petit fumet, révélant sa fragrance secrète. Que pouvait bien sentir un cœur volé ?
Eh bien, ça sentait rudement bon. Une odeur de résine et de myrtille. Une senteur mystérieuse et addictive. Ça donnait presqu'envie de se faire kidnapper le cœur.
Elle se retourna vers Thibault, assis par terre dans une marre de papiers. Elle doutait encore que ce fût une bonne idée. Mais c'était trop tard. Le tiroir avait été ouvert. Et tous ses poèmes gisaient là, comme autant de fenêtres sur son âme.
Cela faisait des semaines que, chaque fois qu'ils se trouvaient dans sa chambre, Thibault exprimait le vœu de lire les poèmes de Délia. Jusqu'ici elle avait toujours refusé. Elle se rappelait trop bien ce jour où elle avait pris la fatale initiative de lire sa poésie à Julien (dommage que ce ne fût pas un jeudi !). Elle voulait l'épater, l'éblouir. Elle n'avait nul doute que son regard se prosternerait devant son talent.
Julien avait écouté patiemment avant de rendre son verdict. Il avait épinglé les répétitions, les clichés, les rimes trop faciles, l'absence d'originalité des thèmes abordés (« As-tu un seul poème qui ne parle pas d'amour ? »), avant de reconnaître qu'elle écrivait bien mais qu'elle pourrait s'améliorer. Délia n'avait plus écrit une ligne pendant des jours, mortifiée. Chaque fois qu'elle essayait, elle entendait le jugement de Julien posé sur son épaule. Tu ne vas quand même pas faire rimer soleil avec merveilles ? Penses-tu vraiment que c'est poétique de comparer la vie à une autoroute ? Oh, non, tu vas encore nous servir un de ces poèmes mielleux sur l'amour !
Il lui avait fallu des semaines pour s'en remettre et se réconcilier avec l'écriture. Elle n'avait pas envie de réitérer l'expérience. Mais Thibault n'était pas Julien. Et Délia avait fini par céder, dans l'espoir qu'un avis contraire l'aiderait à guérir son égo blessé.
À présent, Thibault piochait dans ses écrits les plus intimes, s'extasiant sur chaque feuille comme si c'était la chose la plus remarquable qu'il ait jamais lue. Délia sentait son égo se régénérer à la vitesse grand V, même si elle continuait de penser qu'il aurait mieux valu que ce tiroir restât fermé.
Thibault entreprit de lire un poème à voix haute :
Échouer c'est croire aux lendemains,
Échouer c'est vivre à plein feux
Et se découvrir chaque matin
Aussi seul qu'amoureux.Échouer c'est tout donner,
Échouer c'est se confier,
Être déshabillé par ses aveux,
Être absente de tes yeux.Échouer c'est t'aimer,
Me battre, résister,
C'est s'enterrer vivant
Dans un silence croissant.Thibault se frotta la tempe, l'air désarçonné.
– Tu l'as écrit quand ce poème ?
– Je ne sais pas. Il y a longtemps. J'en écris tellement...
Elle se rappelait exactement le jour où elle l'avait écrit, la couleur chagrin du ciel et le visage qui miroitait devant ses yeux. Mais elle n'avouerait rien. Hors de question.
– Il est joli, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Pourquoi as-tu écrit « Échouer, c'est croire aux lendemains, vivre à plein feux » ? Moi j'aurais plutôt écrit : « Réussir, c'est croire aux lendemains, vivre à plein feux. »
– Ça n'aurait pas fait un bon poème, objecta-t-elle. Et puis ce n'est pas ma vision des choses.
– Explique-moi ta vision des choses.
Délia se mit à bredouiller en jouant avec son bracelet :
– Eh bien, croire aux lendemains, espérer, aimer, c'est prendre le risque d'être déçu, c'est s'exposer à l'échec.
– Mais c'est la vie !
– Je déteste échouer.
– Alors tu détestes aimer ?
Délia lui arracha la feuille des mains et la fit glisser sur le sol jusqu'à ce qu'elle disparaisse sous le lit.
La pièce semblait prisonnière d'une forêt profonde, ravagée par la mousse et les buissons de mûres – oui, ça sentait la mûre plus que la myrtille. Lianes de ronces truffées d'épines, niche de verdure qui peu à peu refermait ses branches sur elle. Bon Dieu, qu'est-ce qu'on étouffait dans cette pièce ! Elle se précipita pour ouvrir la fenêtre.
Après avoir inhalé une bouffée d'air frais, elle revint s'asseoir près de lui.
– On n'est pas fait pour tenir une discussion, toi et moi, conclut-elle en approchant ses lèvres du visage de Thibault.
Mais, pour la première fois de toute l'histoire de l'humanité, Thibault esquiva son baiser.
– Ah oui, parce que c'est celui qui est fait pour tenir une discussion, c'est Julien !
– Qu'est-ce que Julien vient faire dans cette histoire ?
Délia commençait à s'alarmer. Thibault avait-il deviné ?
– Moi aussi, je peux tenir de grandes conversations philosophiques ! affirma-t-il en haussant le ton. Je peux débattre de l'existence de Dieu ou de la façon dont Napoléon a conquis l'Empire. De quoi veux-tu qu'on parle ?
Elle se jeta sur lui pour l'embrasser et, surtout, pour qu'il se taise :
– Mais je n'en ai rien à foutre de Dieu ou de Napoléon ! Oublie ce poème. Je ne pourrais plus écrire ça aujourd'hui.
Mais Thibault refusa d'abandonner la lecture.
– Tu as dû beaucoup l'aimer ce garçon, fit-il remarquer après avoir lu trois textes enflammés.
– Oui, c'est bien le problème.
– Un problème ? Pourquoi ? Moi je rêverais qu'une fille m'aime à ce point ! Si deux êtres éprouvent l'un pour l'autre ce que tu décris dans tes poèmes, alors c'est l'amour parfait !
– Mais il y a toujours un déséquilibre. Il y en a toujours un qui est plus attaché et ça effraie l'autre.
– Je ne suis pas d'accord. Moi je crois que lorsque tu as trouvé la bonne personne, tu peux lui répéter mille fois je t'aime sans que ça la fasse fuir.
Délia n'avait jamais vu les choses sous cet angle, mais c'était rassurant d'entendre un garçon parler ainsi. Sans peur des sentiments. Thibault avait certainement raison. L'amour pouvait être fou, excessif, du moment qu'il était réciproque. Dommage que ce qu'elle éprouvait pour lui n'atteigne pas un dixième de ce qu'elle décrivait dans ses poèmes.
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Hier, c'était l'été
Teen FictionÉté = floraison de la Beauté. Automne = floraison des Adieux. Délia ne se sent vivante qu'en été, saison des retrouvailles avec ses trois amis. Rob, l'apprenti militaire. Julien, le géant au cœur de pierre. Et Thibault, le garçon le plus sexy de la...