Aucun - Printemps, 20 ans

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Cette année-là, la première jupe de l'année s'exhiba en mars. Le 13 mars plus précisément. Pourtant, elle avait failli y renoncer. À quoi bon porter des jupes si aucun de ses amis n'était là pour l'admirer ? Néanmoins, il lui avait toujours semblé qu'être la première fille de l'année à dévoiler ses jambes lui portait chance. N'était-ce pas grâce à une certaine jupe vert sorbet que Rob l'avait abordée ? Pouvait-elle se permettre, en cette seconde année d'université, de s'attirer le mauvais œil en renonçant à un rituel qu'elle avait toujours perpétré ?

Elle interrogea sa garde-robe à la recherche d'une jupe digne d'inaugurer le retour des beaux jours et jeta son dévolu sur une mini-jupe plissée bleu marine dont les poches étaient brodées de dentelle blanche. Elle enfila sa doudoune d'hiver par-dessus (il ne faisait que quatorze degrés tout de même) et sortit dans la rue, prête à se faire dévisager de la tête aux pieds.

Regard après regard, elle se sentit renaître. Elle détestait qu'on la regarde dans les yeux, mais que les passants reluquent ses jambes, ça lui était égal. Non, ça ne lui était pas égal, ça lui donnait de la force, ça lui donnait la sensation de redevenir elle-même. Tout l'hiver, elle s'était sentie telle une plante desséchée. Inutile, pas jolie à regarder. Les prémices du printemps ravivaient son instinct de combat, lui donnaient envie d'exister.

Il y avait toujours, bien sûr, cette petite morsure. Une lueur d'hier qui la consumait. L'ombre d'un regret. Aucun de ces garçons qu'elle croiserait aujourd'hui ne serait le bon. Il y avait beaucoup de garçons mignons à l'université. Et sans doute certains étaient-ils d'une intelligence hors norme. Mais aucun n'était Rob. Aucun n'était Thibault. Aucun n'était Julien.

Lorsqu'on lui demandait pourquoi elle avait choisi la philosophie, elle répondait :

– Pour comprendre la vie.

Rares étaient ceux qui se satisfaisaient de cette réponse.

– Non mais ça va te mener à quoi ? insistait son interlocuteur.

– À comprendre la vie.

– Non mais concrètement ?

Voilà dans quel monde elle vivait. Comprendre la vie n'était pas un but en soi. Si elle avait étudié le droit ou la politique, tout le monde aurait trouvé ça plus judicieux. Certes, elle ignorait ce que "concrètement" elle deviendrait lorsqu'elle aurait obtenu son diplôme, mais ses études lui plaisaient et, pour le moment, c'est tout ce qui importait. Aurait-elle trouvé le courage de s'astreindre à aller en cours alors qu'aucune loi ne l'y obligeait si la matière en question lui était totalement étrangère ? Non. Et tant pis si, à notre époque, philosophe n'était plus considéré comme un métier ; si elle était née vingt siècles plus tôt, elle aurait porté une toge et tout le monde l'aurait applaudie.

Choisir la philosophie, c'était prendre une revanche sur toutes ces années où elle s'était vue traitée de fille superficielle. Choisir la philosophie, c'était offrir à son cœur un espoir de comprendre toutes ces choses qui lui avaient échappé au cours de sa vie. Ce torrent qui l'avait emporté à répéter sans cesse les mêmes erreurs, peut-être portait-il un nom ? Choisir la philo, c'était faire un premier pas vers la sagesse.

Sa classe comptait vingt-cinq étudiants. Conséquence du dictat de la société qui imposait de choisir une filière offrant un maximum de débouchés. Dans cette classe, nulle tentation. De grands garçons maigres, tout de noir vêtus ou dissimulés derrière d'effroyables montures, le nez collé à leur bouquin. Des filles distantes, timides, qui ne portaient jamais de jupes. Des regards verrouillés, des sourires absents. On aurait dit que tous les cas désespérés de la planète s'étaient donné rendez-vous dans cette classe. Une raison de plus pour ne pas s'inscrire en philosophie, auraient pensé certains. Mais cela ne rebutait pas Délia. Au milieu de ces gens, par effet de contraste, elle se sentait pleinement normale.

Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant