Sans l'ombre d'un nuage - été, 17 ans (1/2)

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Température extérieure : 32 °C
Vue du ciel : bleu, bleu, bleu !

Lorsque Délia se regardait dans le miroir, elle voyait deux choses. Tout d'abord, un corps qui l'emplissait d'un sentiment d'autosatisfaction. D'accord, il n'était pas parfait, sa poitrine était minimaliste, mais l'ensemble était harmonieux. Des épaules rondes, des clavicules légèrement saillantes, un ventre atrocement plat qui l'aurait presque rendue jalouse de son propre reflet. Ses fesses étaient trop grosses à son goût, mais pas à celui des garçons, et c'est tout ce qui importait, non ? Et puis, dissimulées sous une jupe, il fallait reconnaître que l'effet « rebond » était plutôt réussi.

Cependant, il n'y avait pas qu'un corps dans le miroir. Il y avait aussi un visage. Et celui-ci était loin, très loin du concept qu'elle se faisait de la perfection. Le premier mot qui lui venait à l'esprit lorsqu'elle apercevait ce visage était « fadeur ». Contrairement à son corps qui était savoureux à regarder, son visage passait totalement inaperçu. Heureusement qu'elle avait des cheveux ! Sans ces coulées d'or brun, son visage aurait paru d'une insignifiance absolue. Ses yeux étaient d'un brun commun, ni vraiment grands ni vraiment petits, sans forme particulière ni cils touffus pour en démentir la banalité. Ses lèvres, pareillement, n'étaient ni minces ni charnues. Quant à son nez... C'était un nez, quoi !

Elle se disait parfois qu'il aurait mieux valu être carrément laide ou tout au moins posséder un défaut – un nez crochu, une bouche disproportionnée, une tache de naissance, une cicatrice – qui aurait rendu sa figure unique. Ce sont les défauts, les petits détails singuliers qui donnent du charme à un visage. Hors, le sien en était totalement dépourvu.

Mais sitôt l'été venu, la donne changeait. Elle était transfigurée. Le soleil était un peintre ou plutôt un orfèvre. D'une pierre brute, opaque – un caillou en somme – il tirait un bijou étincelant que tout le monde admirerait. Son teint caramel faisait ressortir si intensément le blanc de ses yeux que ses iris paraissaient dotés de pépites vertes et dorées. Sa bouche, cramoisie par les ultraviolets, devenait délicieuse à croquer. Ses cheveux n'étaient plus qu'un artifice superflu.

Les méfaits du soleil... Cette expression la laissait sceptique et amusée. Quels méfaits ? Au contraire, le soleil était un bienfaiteur. Le soleil était son ami, son roi adoré. Au diable les menaces des dermatologues ! Les Égyptiens, eux, avaient tout compris. S'il existait bien une entité qui méritait le statut de dieu, c'était le Soleil. Si Délia en avait connu la procédure, elle aurait perpétué les rites ancestraux, dansant autour du feu sacré en lançant des incantations au dieu Râ. Au lieu de quoi, elle se contentait d'un profond sentiment de reconnaissance dès qu'un pan de ciel bleu se profilait entre ses rideaux.

Elle aurait tout donné pour vivre sous les tropiques. Toute l'année, sentir le soleil sur sa peau. À cette seule idée, elle se sentait vaciller. Toute l'année, porter des jupes, être aussi légère que le vent. Toute l'année, se sentir vivante. Toute l'année, être séduisante. Plus jamais cette affreuse mine d'hiver. Plus jamais ces éruptions de boutons causées par une orgie de chocolat pour compenser la dépression saisonnière. Plus jamais ces cheveux électrisés par les pulls en laine. Et dire qu'il y avait des gens qui vivaient vraiment ainsi, sur de petites îles perdues dans un éternel été. C'était écœurant, révoltant, terriblement injuste.

Elle avait le sentiment de ne pas être née au bon endroit, ou plutôt d'avoir été déracinée. C'est pareil que d'être transsexuel, se disait-elle. Certains êtres se sentent garçons et doivent vivre dans un corps de fille. Elle se sentait une fille du Soleil et pourtant il lui était infligé de vivre dans un pays où l'hiver durait plus longtemps que l'été. Elle se disait que, plus tard, elle partirait vivre ailleurs, sous un climat plus favorable. Comme d'autres se font opérer pour changer de sexe, elle changerait de continent pour être en phase avec elle-même. Réparer ce tort, cette incompatibilité. Comment y parviendrait-elle, elle n'en avait aucune idée. Mais c'était un rêve, un objectif, une étoile qu'elle voyait briller au-dessus de son horizon, qui lui donnait la force de supporter sa vie et l'abomination de l'hiver.
Si l'été était un orfèvre, l'hiver était un voyou, un voleur, un aigri qui ne supportait pas la beauté, labourait les visages, imposant son souffle blême, détruisant tout éclat.

Un jour, elle avait confié son projet à Julien. Après sa majorité, elle partirait très loin, là où le soleil règne en maître. Mais, fidèle à lui-même, Julien lui avait objecté :

– Tu sais que la plupart des gens qui vivent dans les pays chauds sont très pauvres ?

– Ça m'est égal, avait-elle rétorqué. Je préfère être pauvre avec du sable blanc entre les doigts de pieds que riche au milieu de l'Alaska.

Elle avait agité ses chevilles et ses ongles avaient brillé comme s'ils étaient couverts de diamants.

– Tu ne sais pas de quoi tu parles, l'avait-il réprimandée.

– Si, je sais de quoi je parle ! Je suis déjà pauvre de toute façon.

– Ah oui ? Tu as l'eau potable, n'est-ce pas ?

– Euh, oui.

– Tu manges à ta faim ?

– Ben oui.

– Tu vas chez le médecin quand tu es malade ?

Délia avait hoché la tête avant de froncer les sourcils.

– Qu'est-ce que c'est que ces questions ?

– Tu vois, tu es loin de vivre dans la misère, avait-il conclu.

– Pourquoi tu me casses mon rêve ?

– Parce que tu fantasmes une vie qui est loin d'être idyllique.

– Eh bien, laisse-moi fantasmer ! Et puis, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, ces gens-là ont toujours le sourire. Ç'est qu'ils ne doivent pas être si malheureux que ça, tu ne crois pas ?

Julien avait haussé les épaules. C'était peine perdue. Délia lui faisait penser à sa petite sœur. Têtue et incapable de voir la réalité en face. Avec ce genre de personnalité, se faire l'écho de la raison était une perte de temps.

– Et alors tu iras t'installer où exactement ? avait-il demandé, la voyant aussitôt retrouver un air enjoué.

– Je ne sais pas, j'adore la Polynésie. Mais j'ai peur des tsunamis. Alors ce sera peut-être l'Australie ou l'Espagne. Il paraît que la vie est très bon marché là-bas.

Julien avait opiné, tout en pensant que jamais elle ne partirait. Elle n'était pas le genre à larguer les amarres. Il y aurait toujours quelque chose ou quelqu'un qui la retiendrait ici. Il en était convaincu et, quelque part, rassuré.

Julien se remémorait cette discussion tout en suivant Délia à travers le petit sentier bordé de noisetiers. Lorsqu'il était descendu du bus tout à l'heure, il ne l'avait pas reconnue. Elle n'était plus la gamine infantile qu'il avait quittée l'année dernière, qui tirait des plans sur la comète. Elle avait changé. Elle ne lui faisait plus du tout penser à sa petite sœur. Elle semblait plus femme, plus forte. Et, bon Dieu, qu'est-ce qu'elle était bronzée !
Sa conviction qu'elle ne partirait jamais, qu'elle était amarrée ici, avait tout à coup vacillé. Délia semblait déjà appartenir à un autre continent ou s'être échappée d'un livre de contes. Une sirène ou une amazone détournant le héros de son droit chemin sans qu'il s'en aperçoive.

 Une sirène ou une amazone détournant le héros de son droit chemin sans qu'il s'en aperçoive

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Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant