L'anniversaire (2/2)

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Lorsqu'elle avait mené son enquête pour savoir ce qui plairait à Rob comme cadeau d'anniversaire, Thibault avait répondu que rien ne pourrait lui faire plus plaisir qu'un massage plantaire. Délia avait d'abord refusé, prétextant qu'elle n'était pas une esclave.

– Tu n'as rien compris, avait répliqué Thibault d'un air amusé. Il ne s'agit pas de lui masser les pieds, mais de le masser avec tes pieds. En clair, tu grimpes sur son dos et tu le piétines.

– Tu crois vraiment que ça lui fera plaisir ?

– Absolument !

Puisque les garçons étaient unanimes et que seul Délia pouvait offrir un tel cadeau, elle convia Rob à s'allonger sur la moquette où quelques coussins avaient été disposés au milieu d'un cercle de bougies. Rob avait le sourire qui frôlait le plafond en regardant Délia se déchausser à travers la lueur des flammes, révélant l'ossature délicate de deux formes pâles et élancées.

– Vraiment, Rob, c'est bien parce que c'est ton anniversaire. Sinon, je te dirais que tu es cinglé !

Elle posa un premier pied sur la peau de de Rob, entre deux grains de beauté. Son second pied resta paralysé. Elle avait tout à coup l'impression de peser deux cent kilos. Et si elle lui brisait les vertèbres ? Et s'il était réformé de l'armée pour cause de déformation de la colonne vertébrale ?

Julien, qui se tenait retranché dans un coin de la pièce, perçut son hésitation et l'encouragea.

– Vas-y, il est solide !

Délia se hissa sur le dos de Rob. Au bout de trois secondes, voyant que celui-ci ne bronchait pas, elle se risqua timidement à de petits mouvements. La sensation était étrange. Cela lui rappelait un peu la mer du Nord, lorsqu'elle marchait sur la plage durcie par les marées. Peu à peu, elle trouva ses marques. Ses orteils agrippaient des bouts de peau comme s'ils ramassaient des coquillages qu'elle relâchait aussitôt. Ses talons s'enfonçaient entre les reins aussi mollement que dans du sable. Elle avançait, reculait, pétrissait comme si elle s'était livrée à cet exercice toute sa vie. De temps en temps, elle s'assurait que Rob ne souffrait pas. Il se contentait de répondre par un gémissement de plaisir.

Lorsque Julien ralluma l'interrupteur, il dévisagea Délia en silence, comme s'il venait de lui découvrir un talent caché. Rob resta allongé par terre un moment, béat de satisfaction. Puis il se releva et remercia Délia en lui disant que maintenant il pouvait mourir en paix.

Dix minutes plus tard, ils étaient tous réunis dans la cuisine. Pour l'occasion, Julien avait commandé un gâteau en forme de sirène avec une chevelure en crème fraîche et une mosaïque de fruits en guise d'écailles.

– C'est une œuvre d'art, commenta Rob après avoir soufflé ses bougies. On n'oserait à peine la toucher.

– Tu rigoles ? Alors qu'est-ce que tu veux ? lança Thibault en agitant la pelle à tarte. Les seins ont l'air pas mal.

Deux coques en chocolat noir décorées de perles argentées dessinaient les courbes de la sirène. Rob semblait éprouver quelques réticences à la démembrer. Sans plus attendre, Thibault enfonça la pelle à tarte entre les deux coques.

– Tu viens d'avoir dix-huit ans, mon vieux. Alors arrête de faire ta timorée. Tu imagines, si une fille te présentait ses nibards et que tu protestais : « Oh non ! Ils sont trop beaux, c'est une œuvre d'art, je n'oserais pas y toucher ! »

Une heure plus tard, la mélancolie de Délia s'était dissipée. Jean-Jacques Goldman avait conquis la maison, au grand désespoir de Julien mais au bonheur suprême de Rob qui chantait comme un fou « Oh, belle, on ira, on s'en ira toi et moi » en dansant avec la tête de la sirène posée sur une assiette. Puis avec la moitié de la tête de la sirène, l'autre moitié ayant été engloutie par Bifi au moment où Rob avait abandonné sa dulcinée sur la table basse pour partir aux toilettes. À la fin du CD, il ne restait plus qu'un œil en massepain perdu sur un morceau de génoise, auquel Rob déclara « Je te donne toutes mes différences, tous ces défauts qui sont autant de chances. Je te Donne, Donne, Donne, ce que je SUIS ! »

– Elle en aurait bien besoin, approuva Thibault. Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, tu parles à une cyclope.

La chanson terminée, Julien tenta d'empêcher Rob de relancer le CD, mais Rob protesta que c'était son anniversaire, qu'il intégrerait bientôt dans l'armée, qu'il partirait au front où peut-être il serait tué, alors on pouvait bien accorder cette dernière volonté à un mourant.

Personne ne trouva rien à redire à cet argument.

Les premières notes de « Elle attend » se firent entendre. À la surprise générale, Rob lança son œil en massepain à travers la pièce, ce qui déclencha une terrible bagarre entre Dash et Bifi. Puis il attrapa Délia par la taille et l'entraîna au centre du salon pour danser un slow. Elle noua ses mains derrière la nuque de Rob et nicha sa tête au creux de son cou. Cela faisait du bien de se sentir choisie, même si son unique concurrente était une sirène en crème fraîche.

Elle se laissa bercer, étonnée par la facilité avec laquelle leurs mouvements s'accordaient, sans que jamais son cavalier ne lui marche sur les pieds. C'était comme si leurs corps se connaissaient déjà, avaient dansé ainsi, serrés l'un contre l'autre, des millions de fois. Pourtant, c'était une première.

Lorsque la chanson prit fin, les mains de Rob restèrent solidement ancrées sur ses hanches et ils continuèrent à se mouvoir lentement, indifférents au tempo endiablé qui prenait possession de la pièce.

– Est-ce que tous tes vœux ont été exaucés ce soir ? lui murmura-t-elle à l'oreille.

Rob resta muet durant un tour complet, ce qui laissa à Délia le temps de prendre conscience du décalage entre la musique et la façon dont ils étaient en train de bouger. Déstabilisée, elle esquissa un pas de travers. Rob la lâcha subitement, comme si lui aussi venait de réaliser que cette situation était insensée.

– Il me reste un vœu, avança-t-il.

– Très bien, attendit-elle en croisant les bras.

– Vanessa Schubert. Tu la connais ?

Délia, qui était à trois galaxies de penser au lycée et à sa population de pimbêches, resta sans réaction.

– Je t'ai vue avec elle l'autre jour, affirma Rob. Tu pourrais me la présenter ?

Délia se rappela, à regret, qui était Vanessa Schubert. Elles fréquentaient le même cours de latin. C'était une petite snobinarde qui passait son temps à se passer du baume sur les lèvres et à se débarrasser de ses chewing-gums dans les cheveux de Délia.

– Désolée, Rob, mais elle a les pieds palmés.

C'était la formule la moins blessante qu'elle avait trouvée pour le dissuader de s'attacher à cette fille avec qui il n'avait pas la moindre chance.

Rob éclata de rire et s'entêta :

– Alors tu me la présenteras ?

Ne trouvant nulle autre difformité dont affubler Vanessa, elle céda, tout en étant persuadée que Rob allait souffrir.

Hier, c'était l'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant