Première partie.

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Te voilà. Encore toi. Toujours toi. Toujours à l'heure, hein ? Dix-huit heures dix-huit. Dix-huit heures dix-huit, le samedi. Depuis quoi, sept, huit mois ? Qu'est ce que tu lui trouves, à ma petite, trop petite librairie ? Elle n'est même pas belle, en plus. Et il n'y pas autant de bouquins que dans celle de la rue Montmartre, qui est même pas une minute plus loin. La mienne est vieille, celle de la rue Montmartre est moderne, et immense, aussi. Et je sais que tu n'es pas nouveau, tu étais dans mon lycée. On ne s'est jamais parlés, on ne s'est jamais vus, mais je sais que tu y étais. Alors pourquoi ? Pourquoi ma putain de vieille et petite librairie, à dix-huit heures dix-huit le samedi ? Pourquoi depuis sept, huit mois ? Peut-être que tu aimes ce qui est vieux et "modeste" comme disent les gens pour ne pas me vexer. "Tiens, ta librairie est... modeste. Tu comptes y travailler longtemps ?" En plus, quand tu viens, ce n'est même pas pour acheter un putain de livre. Tu te contentes d'entrer, avec tes yeux vides et ton sourire trop grand pour être vrai. Tu passes à travers les rayons en étudiant chaque bouquin que tu as déjà étudié mille fois ; ça ne prend pas plus de dix minutes, elle est trop petite, ma librairie. Il n'y a pas assez de livres. Sauf que tu restes plus longtemps. Tu erres dans les deux petites pièces, comme un fantôme. Parfois, des gens viennent, me disent bonjour, choisissent un livre et s'en vont, sans oublier de me dire au revoir. Toi... Toi tu ne dis pas bonjour, pas au revoir. Tu souris. Tu souris en arrivant, tu souris en partant. Il m'arrive de me demander, une fraction de seconde, si tu es muet, mais je me rappelle de ta voix, au lycée. Ta voix qui portait, ta voix qui te servait à charmer les filles et détruire ceux qui te faisaient chier. Les gens t'adulaient. Tout le monde voulait être ton ami, voulait faire partie de ta bande. Et, même si j'en ai honte, je dois avouer que moi aussi, plusieurs fois, je m'imaginais à vos côtés. Et puis je me souvenais. Je me souvenais de ce que j'étais, pour vous, pour tous les lycéens. Le mec discret, asocial, introverti. Vous vous amusiez à faire circuler des rumeurs sur moi, plus ou moins crédibles, du fait que je sois gay au fait que j'aie tué mon père. La rumeur sur ma sexualité, je pouvais difficilement m'en offenser, étant donné qu'elle était vraie. Enfin... elle l'est toujours. Et je crois que tu le savais, toi, que ce n'était pas une rumeur. Je crois que tu l'avais vu dans mes yeux, ou une autre merde dans le genre. Tu cernais très facilement les gens. Tu avais une sorte de don pour ça. Est-ce que tu l'as encore ? En ce qui concerne l'autre grosse rumeur... encore aujourd'hui, je n'arrive pas à comprendre comment on peut rire et déformer de telles horreurs. Si tu veux savoir, pour que tu sois une bonne fois pour toutes au courant, non, je n'ai pas tué mon père. Oui, il est mort. Oui, il est mort après qu'on se soit disputés. Oui, je culpabilise, parce qu'une partie de moi se pense fautive. Il faut dire que vos horribles propos n'ont pas aidé. Mon père est mort d'un accident de voiture, parce qu'il voulait se calmer. Il faisait tout le temps ça, après nos engueulades. Il répétait : "je vais faire un tour, je crois qu'on doit se calmer et réfléchir, chacun de son côté." Aucun de nous n'avait prévu ce putain de camion qui roulait trop vite, trop mal. Et si tu veux tout savoir, mes grands parents sont venus habiter chez moi parce que j'étais déjà orphelin de mère. Et ouais, personne ne le savait, ça. Mais ma mère est morte en couches. Je racontais partout que ma mère était très rarement à la maison à cause de ses voyages d'affaire. Je m'étais inventé une mère parfaite ; ceux qui ne connaissaient pas ma famille me croyaient, et ceux qui la connaissaient... je pense qu'ils avaient pitié, qu'ils n'avaient pas le cœur à démentir les discours pétillants d'un gamin perdu. Peut-être que si vous aviez su, vous m'auriez traité autrement. Peut-être que vous m'auriez tendu une épaule sur laquelle pleurer à la mort de mon père. Ou alors, peut-être que vous auriez été encore plus cruels. Je n'en sais rien, et je suis certain que toi non plus, tu n'en sais rien. Bref, pour en revenir à ta voix, je l'avais suffisamment entendue pour savoir que tu n'es pas muet. En fait, je pense que tu n'aimes pas dire bonjour ou au revoir. Je pense que pour toi, ça ne sert à rien de dire "bonjour" à quelqu'un qui va peut-être passer la journée la plus merdique de sa vie ; que ça ne sert à rien de dire "au revoir" à une personne que tu ne vas sans doute plus croiser de ta vie. Il y aura bien un moment, de toute façon, où les gens disparaissent à jamais. Toi, tu ne dis ni bonjour, ni au revoir. Tu souris, de ton trop grand sourire, de ton faux sourire. Tu crois vraiment que je ne l'ai pas remarqué ? Depuis le temps que tu viens dans ma librairie merdique ? Ma librairie merdique où tu n'achètes jamais rien ? Bordel, prends quelque chose, au moins un livre, que ce détour ne te soit pas inutile et que ça me rapporte un peu d'argent. Sérieusement, ça te sert à quoi, hein ? De venir, chaque samedi, à dix-huit heures dix-huit, errer dans les rayons pendant une heure quarante et ensuite t'en aller, avec tes yeux vides et ton faux sourire ? Tu sais, avant je voulais qu'il t'arrive un truc, n'importe quoi, qui te rendrait triste et te détruirait. Là, je crois que ma prière a été exaucée. Parce que tu n'as pas l'air d'être heureux, franchement. J'ai l'impression que tu es devenu comme moi, un pauvre mec perdu et au bord du gouffre, épuisé de tenir le rôle du gars heureux toute la journée. Je suis presque sûr que tu pleures, quand tu rentres chez toi. Tu sais, ce n'est pas grave de pleurer, même quand t'es un mec, même quand t'as vingt-quatre ans. Tu sais aussi que tu peux t'effondrer devant moi. Je ne te jugerai pas, je ne te repousserai pas. Je ne suis pas comme tu étais au lycée, je pourrai essayer de te réconforter. Mais je pense que tu le sais déjà ça, et que c'est pour cette raison que tu viens chaque samedi à dix-huit heures dix-huit. Peut-être que ça te console de voir un gars aussi malheureux que toi, ou peut-être que tout simplement, je suis la présence dont tu as besoin. Discrète, pas insistante, mais qui te voit, qui veille un peu sur toi. C'est peut-être de ça dont tu as besoin. Je fais beaucoup de suppositions, je sais. Mais j'essaie de te cerner, comme tu m'as cerné au lycée. Mais je me demande souvent, en fait, à chaque fois que tu viens, je me demande si tu te souviens de moi. Parce que si ça se trouve, tu m'as complètement oublié. Et puis quand j'y pense, je n'étais rien pour toi, ce serait donc normal qu'à présent, je te sois inconnu. Mais je ne sais pas s'il vaut mieux que tu te rappelles de moi, ou alors que tu m'aies oublié. En fait, j'espère que tu m'as oublié. Ça voudrait dire que tu ne te souviens plus de ce que j'étais, que tu n'as plus d'images du lycée quand tu me vois. Et je ne veux pas que tu te rappelles, parce que je veux que tu continues à venir dans ma petite, vieille et merdique librairie, chaque samedi à dix-huit heures dix-huit. Je veux que tu continues à errer dans les rayons pendant une heure quarante. Je veux que tu continues à entrer et sortir avec tes yeux vides et ton faux sourire. Mais putain, achète un livre, ou au moins, parle-moi. Rends cette heure quarante un peu utile. En fait, si tu ne viens pas me parler samedi prochain, je lancerai la conversation. Au moment où tu passeras le seuil de la porte, que tu me feras ton fameux sourire trop grand pour être vrai, je dirai quelque chose. Je te dirai n'importe quoi, une connerie dans le genre "salut". Si j'ai assez de courage.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant