La Centrale

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Je pensais m'être véritablement fait à l'idée de partir, mais ce n'est qu'en voyant la Centrale se dresser devant nous que je prends pleinement conscience d'une chose : quoiqu'il se passe, je vais revenir dans ma ville natale dans un an, marqué ou non, avec ou sans réponse, mais adulte. Si je reviens. Adulte. Mon enfance, l'école même, tout ça sera derrière moi. Sur ma nuque sera tatouée ma catégorie et même l'absence de tatouage aura une signification. Elle conditionnera mon avenir, sera liée à ma personnalité, m'ouvrira les portes des plus hautes fonctions de la ville. D'après les statistiques affichées dans l'hôtel de ville, nous sommes au dessus de la moyenne nationale lorsqu'on regarde la proportion d'adultes catégorisés et comme la plupart des membres de ma famille sont des créateurs ou des psychologistes, je sais que normalement, je n'ai vraiment pas de souci à me faire.

Il y a déjà beaucoup de monde dans la gare lorsqu'on y arrive. Tous les douze septembre, c'est plus de deux cents jeunes de la ville dans leur dix-septième année qui partent faire leur année dans le Centre de notre canton. Ce n'est que la troisième fois que je viens ici mais c'est la première fois – et ce sera la seule – que c'est à moi de me frayer un chemin dans la foule avec mon sac, c'est la première fois que je vais entrer dans la fosse après avoir validé mon scan génétique pour passer un des portiques.

Je regarde le hall, bruyant. Assourdissant. En fait, j'ai même du mal à distinguer au loin les barrières qui séparent le hall des trains et de cette pièce qu'on appelle la fosse, parce qu'on est définitivement jeté dans la fosse aux lions une fois qu'on y met les pieds. Blandine commence à vouloir me dire quelque chose, à me pousser en avant mais s'interrompt vite en courant vers une de ses connaissances un peu plus loin dont je ne me souviens plus du tout le prénom. Une autre psychologiste, qu'elle a rencontrée pendant son année au Centre. D'après nos professeurs, c'est ainsi que vont se créer les amitiés les plus durables et celles qui nous connecteront aux autres villes. 

Mes parents sont eux déjà en train de discuter avec l'un de mes professeurs, un peu plus loin. Je leur lance un regard las : on ne s'est pas adressé la parole depuis le repas d'hier soir. Ce n'était vraiment pas comme ça que j'imaginais mon départ. Je suis un peu perdu, sans savoir s'il vaut mieux que je passe les contrôles maintenant, sans pouvoir revenir en arrière, ou s'il vaut mieux que je repousse au maximum ce moment. Je trouve rapidement la solution dans la chevelure rousse qui sautille un peu plus loin et qui porte sur son épaule une autre petite silhouette, de six ans, tout aussi rousse.

« Sophie ! »

J'agite le bras pour attirer son attention, cale correctement mon sac sur mes épaules et joue des coudes et des épaules pour la rejoindre. Une fois véritablement au cœur du hall, je prends davantage mesure de ce qu'on s'apprête à vivre. Mon angoisse commence doucement à laisser la place à l'excitation que tout le monde m'a promise. C'est la première fois que je quitte la ville, c'est la seule fois que je m'en éloignerai autant : il faut que j'en profite. Sophie est enfin devant moi, j'attrape sa main pour qu'on ne se perde pas alors qu'on tente de s'écarter de l'ensemble de la foule grouillante. Je reconnais la plupart de mes camarades de classe, quelques uns des autres membres de mon club de sport, j'aperçois même l'un de mes meilleurs amis lorsque j'habitais encore au sud de la cité. Lorsqu'on a un peu d'air, je prends le temps de détailler Sophie. Cheveux décoiffés, quelques traces d'oreiller sur la joue droite, elle ne s'est pas embarrassée comme certains d'une jupe ou d'une veste pour faire plus adulte et a préféré garder sur les épaules le sweat que je lui ai offert il y a trois ans : jaune bien repérable, il arbore sur la capuche les oreilles noires de Pikachu. J'explose de rire en tirant sur l'un des lacets du sweat avant de lui faire la bise et de récupérer dans mes bras sa petite soeur, Maëlle qui vient de fêter ses six ans.

Tu auras 24h - tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant